C’est un petit village enchanté qui sommeille au pied d’une colline en papier rocher, sur la rive gauche d’une rivière en papier d’argent. Les petits santons qui l’habitent vivent heureux et en paix, comme hors du temps. Chaque nouvelle moisson leur fournit de quoi se régaler de galettes et chaque vendange apporte sa nouvelle cuvée. Voir le soleil se lever au même endroit tous les matins suffit à leur bonheur. Le maire aime à compter et recompter ses administrés bien heureux, il le fait avec un soin jaloux, pour être certain de n’en oublier aucun.
La nouvelle était arrivée par la bouche du rémouleur, qui l’avait apprise d’un berger, qui l’avait apprise d’un pêcheur : le vieux Joseph était revenu de la ville. On avait vu passer son bateau sur la rivière en papier d’argent. Il avait débarqué, puis il était allé s’ installer à l’écart, sur la rive droite, dans une cabane bricolée avec quelques vieilles boîtes d’allumettes. Mais il n’était pas seul, et c’était ça, la nouvelle : il avait ramené une fille de la ville, et elle était déjà grosse ! Il paraît qu’elle s’appelait Marie.
Le maire n’aimait pas qu’on parlât de la ville, car elle se trouvait sur la rive droite de la rivière en papier d’argent, lieu de toutes les compromissions, objet de tous les fantasmes. On ne pouvait l’évoquer qu’à voix basse et à la condition d’aller se confesser ensuite au cabaret où le vieux curé passait tout son temps. Bref, la nouvelle s’était répandue comme une traînée de sucre en poudre et tout le village était en émoi. Car déjà, l’enfant était né ! Et la rumeur disait qu’il avait un disque d’or qui tournait en permanence au-dessus de sa tête. C’était un prodige.
Le maire du village, qui était aussi le chef des prodiges, en conçut une forte amertume et fut très énervé par l’enthousiasme de ses concitoyens. Il décida donc d’organiser une expédition jusqu’à la cabane du vieux Joseph pour bien montrer à tous les siens qu’il ne pouvait y avoir de prodige hors de la rive gauche. Il s’agissait forcément d’une imposture.
Ils se mirent en route de bonne heure, le chemin n’était pas très long, mais les santons ne marchent pas bien vite, à cause de leur socle. Ils chantèrent donc beaucoup pour se donner du courage. De jolies chansons de qualité dont personne ne savait les mélodies, mais ça n’avait guère d’importance puisqu’ils connaissaient par cœur les paroles.
Le cortège, éclairé par des vessies dont on avait, là-bas, coutume de se servir en guise de lanternes, arriva à la tombée du soir.
Ils se massèrent à l’entrée de la cabane, frappés de stupeur : c’était donc vrai ! Le bébé chantonnait dans son couffin et un magnifique disque d’or tournait lentement au-dessus de sa tête. Les deux parents interloqués souriaient, en adoration. Johnny était né.
Le maire comprit qu’il lui fallait très vite intervenir pour reprendre la main et ne pas perdre son prestige auprès de la petite foule. Il se lança donc dans un discours dont il avait le secret, mais de la même façon qu’il se perdait parfois dans le décompte de ses administrés, il s’égarait aussi dans des phrases tordues comme des labyrinthes. Cette fois il se laissa piéger par une parenthèse trop vite ouverte, qui se referma sur lui avant qu’il ait pu dire ouf et lui cloua le bec. Personne n’y prêta la moindre attention. Tous contemplaient l’enfant blond au disque d’or. Une irrépressible envie de danser gagna doucement la petite troupe des santons, qui commencèrent à se tortiller sur leur socle. Le berger se trémoussait avec ses moutons, le rémouleur avec ses couteaux, le pêcheur avec ses poissons, le meunier avec son sac de farine et la vieille avec son fagot. Quelle fête ! Le tambourinaire swinguait comme jamais. C’était la première boum.
Toutefois, l’observateur avisé aurait pu se rendre compte qu’il manquait un personnage. Le maire s’était sauvé, le cœur empli d’horreur. Il avait repris la route vers le village, ivre de rage et vacillant sur son socle. Comme il reprenait son souffle, assis sur la pierre d’une fontaine, il aperçut sur la plus haute branche d’un chêne un rossignol, mais, et la chose l’intrigua très fort, il était en grande conversation avec un crapaud ! S’agissait-il d’un autre prodige ? Il les observait de son œil méfiant, lorsque le rossignol lui fit signe de monter les rejoindre sur la branche. Le maire grimpa dare-dare, pour en avoir le cœur net. Le rossignol lui présenta son pote le crapaud. Les deux compères, qui aimaient bien faire des blagues, lui racontèrent des histoires extraordinaires et l’édile ahuri découvrit ainsi qu’il existait sur la rive droite un tas d’autres villages et d’autres pays, bien au-delà de son patelin de la rive gauche, et qu’il s’y passait des choses merveilleuses. Il ouvrait de grands yeux enchantés. Les deux lui expliquèrent aussi que le petit Johnny était le prophète d’une nouvelle génération, et qu’il fallait savoir regarder plus loin que le bout de son clocher.
Cependant, la nuit se faisait plus noire. « Noir, c’est noir ! » dirent, énigmatiques, le crapaud et le rossignol, qui, après avoir donné un coup de main pour éclairer sa petite lanterne, conseillèrent au maire de reprendre sa route. Celui-ci prit donc congé des deux étranges bestioles, le cœur content d’avoir trouvé deux nouveaux amis, mais la tête légèrement chamboulée. Au point qu’il décida de retourner à la cabane de Joseph.
Lorsqu’il arriva, tout penaud, la fête battait son plein sous le disque d’or. Le pauvre bougre avait un peu honte de sa conduite, mais le vieux curé, l’œil bienveillant, s’avança vers lui :
« Alors, mon petit, te voilà devenu raisonnable, tu reviens voir le prodige ?
– Oh oui, Monsieur le curé, et j’en suis ravi !
– Ça tombe bien, mets-toi là, il reste une place. »
Pierre Delorme
Ce conte me plaît beaucoup, et gentiment il incite peut-être d’autres maires à garder les yeux et les oreilles bien ouverts… ?
Crapaud et Rossignol font partie de mon imaginaire RÉALISTE ! (ce n’est pas incompatible).
Merveilleux conte et fabuleuse histoire. J’ai adoré. Merci pour cette balade parmi les santons.