Les poèmes les plus classiques peuvent parfois par la grâce d’une mélodie devenir des chansons populaires, de véritables chansons de « variété », comme on disait dans les années soixante. Si certains poèmes ne subissent aucune transformation pendant leur mise en chanson (comme par exemple Vieille chanson du jeune temps de Victor Hugo mise en musique par Julos Beaucarne ou encore Les séparés de Marceline Desbordes-Valmore par Julien Clerc), ils font le plus souvent l’objet de modifications. Certaines strophes peuvent être abandonnées (souvent pour cause de longueur) comme dans Les oiseaux de passage de Jean Richepin chantés par Brassens. Il arrive aussi que le poème soit « retaillé » au format chanson avec ajout d’un refrain ou répétition de vers comme dans Bierstube magie allemande d’Aragon qui deviendra chez Léo Ferré Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Aragon, interrogé sur les modifications que Léo Ferré avait apportées à ses poèmes pour en faire des chansons, répondait que Léo Ferré était un excellent critique et qu’il avait gardé le meilleur.
Serge Gainsbourg s’est aussi essayé à la mise en musique de poèmes, notamment avec La chanson de Maglia de Victor Hugo, qu’il a chantée lui-même et qui fut plus tard interprétée par Serge Reggiani. La chanson resta relativement confidentielle en regard d’autre succès de Gainsbourg.
Le poème de Victor Hugo est composée de deux strophes de cinq vers (diptyque de deux quintils ou « cinquains »), les rimes organisées en a bb a b. Le quatrième vers de chaque strophe reprend le premier. C’est une organisation assez rigoureuse et qui se distingue des quatrains, plus courants.
Serge Gainsbourg fait disparaître cette organisation plus rare pour transformer le poème en trois strophes de quatre vers (quatrains). On imagine facilement que cette organisation a été dictée par la carrure musicale. La carrure est la façon d’organiser les mesures où se développent les phrases de la mélodie, et la carrure (dans la musique populaire) a horreur de l’impair ! Cinq vers posent donc spontanément un problème à qui veut mettre en musique un poème dont chaque phrase mélodique correspond à un vers. Il y en a un de trop dans chaque strophe ! Gainsbourg supprime donc allègrement le dernier vers de la première strophe, Soyez la fenêtre et moi le volet. Hormis la raison pratique (transformer en quatrain la strophe de cinq vers), on peut aussi imaginer que Gainsbourg avait plus de difficulté à chanter cette histoire de fenêtre et de volet dans une chanson de variété. Dans la seconde strophe, il supprime le premier vers (qui est donc aussi le quatrième), Nous réglerons tout ça dans notre réduit. Là encore, gageons que ce « réduit » avait du mal à trouver sa place dans une chanson de variété de l’époque. Ce vers supprimé est remplacé par le dernier de la strophe d’Hugo, Tu feras le jour, je ferai la nuit, qui correspond davantage au vocabulaire habituel des chansons et qui sera repris à la fin de la strophe.
On peut trouver la chanson au demeurant très réussie, mais qu’en aurait pensé Victor Hugo à qui on prête cette exclamation : « Défense de déposer de la musique au pied de mes vers ! » ? Aurait-il, magnanime comme Aragon, pensé que Gainsbourg était un excellent critique qui avait gardé le meilleur de son poème ou aurait-il été chagriné par le sabotage de la forme initiale de La chanson de Maglia ?
Peut-on tout se permettre avec une œuvre classique au prétexte d’en faire une chanson ? Pourquoi pas ? « On peut violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants », disait Alexandre Dumas. On peut sans doute de la même manière « violer » la poésie à la condition de lui faire de belles chansons !
Pierre Delorme
La chanson de Maglia (Victor Hugo)
Vous êtes bien belle et je suis bien laid.
A vous la splendeur de rayons baignée ;
A moi la poussière, à moi l’araignée.
Vous êtes bien belle et je suis bien laid ;
Soyez la fenêtre et moi le volet.
Nous réglerons tout dans notre réduit.
Je protégerai ta vitre qui tremble ;
Nous serons heureux, nous serons ensemble ;
Nous réglerons tout dans notre réduit ;
Tu feras le jour, je ferai la nuit.
Par Serge Gainsbourg
Vous êtes bien belle, et je suis bien laid,
A vous la splendeur de rayons baignée
A moi la poussière, à moi l’araignée
Vous êtes bien belle, et je suis bien laid,
Tu feras le jour, je ferai la nuit,
Je protégerai ta vitre qui tremble,
Nous serons heureux, nous serons ensemble,
Tu feras le jour, je ferai la nuit,
(Vous êtes bien belle, et je suis bien laid,
A vous la splendeur de rayons baignée
A moi la poussière, à moi l’araignée
Vous êtes bien belle, et je suis bien laid).