Il n’est pas certain que les noms des « trois grands » de la célèbre photo de Jean-Pierre Leloir évoquent aujourd’hui grand-chose aux oreilles de la jeune génération, sauf peut-être grâce aux collèges ou aux lycées qui portent leurs noms, et peut-être aux fantômes de chansons oubliées dans l’autoradio ou la chaîne stéréo de leurs grands-parents. La postérité dans le domaine de la chanson semble bien courte et bien aléatoire. La liste des « immenses » vedettes des années cinquante, soixante ou soixante-dix tombées dans l’oubli serait trop longue à écrire ici.
Il nous plaît cependant d’imaginer que ces trois artistes, qui furent si importants pour nous, ont laissé une trace durable dans la chanson et exercent aujourd’hui encore une influence qui touche, même à leur insu, ceux qui chantent ou tentent de le faire, tant les pierres qu’ils ont apportées à l’édifice « chanson » nous paraissent fondamentales.
Ça n’est qu’une hypothèse, bien sûr, mais on ne veut pas laisser s’évanouir comme ça le souvenir de ceux qui ont marqué notre jeunesse.
Ces trois grands personnages de la chanson française demeurent à jamais liés par cette photo, même si leurs postérités connaissent des fortunes diverses. Ils représentent à eux seuls une sorte d’âge d’or de la chanson dite « à texte », de la poésie chantée, de la qualité, de la CFQ.
Il existe pourtant de grandes différences entre leurs œuvres, leurs styles, mais aussi dans la manière dont leurs démarches artistiques respectives ont évolué au fil de leur carrière.
Georges Brassens est celui des trois dont l’évolution est la moins flagrante, il est resté cantonné à un registre dont il semble avoir défini les contours dès ses débuts. Ses moyens vocaux plus limités que ceux de ses deux collègues ont peut-être joué un rôle dans cette prudence, il ne s’est guère éloigné des sentiers qu’il avait lui-même ouverts et battus. On peut bien entendu déceler une évolution quand même dans les limites du registre qui était le sien, notamment dans le traitement harmonique des mélodies, dans la manière de faire coïncider ou non le rythme des vers et celui des phrases musicales, mais l’essentiel de son « univers » est présent dès les premières chansons (on ne parle pas ici de ses premières tentatives jamais enregistrées et publiées sans musique post-mortem).
Les premières chansons de Jacques Brel ont prêté parfois à sourire (surtout bien des années plus tard), en raison de leur inspiration « catho » sous-jacente. Certaines de ces premières chansons peuvent faire penser aux chansons de variétés de l’époque, celles d’un Gilbert Bécaud par exemple. On sait que son inspiration a évolué ensuite vers une forme de noirceur grinçante d’où nulle lumière ne jaillira. Mais l’évolution stylistique qui nous semble la plus marquante chez lui concerne l’écriture de paroles de plus en plus concises et fulgurantes. Les deux derniers albums contiennent des exemples de cette concision (L’Éclusier, Les Marquises, Jaurès, par exemple). Brel était davantage un chanteur diseur qu’un mélodiste, il s’en remettait d’ailleurs souvent à Gérard Jouannest (son pianiste) et François Rauber (son arrangeur) pour ce qui concerne la musique. Son évolution vers cette concision dans le texte et la recherche d’images visuelles fulgurantes (voir Je suis un soir d ‘été, sorte de long plan-séquence de mots et de notes) l’ont conduit semble-t-il naturellement vers le désir d’autres images, celles du cinéma qui deviendra son moyen d’expression. Ça n’est bien sûr pas la seule cause de ce changement, mais on peut voir une logique dans le passage de l’un à l’autre de ces moyens d’expression.
Léo Ferré est celui des trois artistes dont la carrière et les créations sont les plus protéiformes, en mouvement constant. Sa manière d’utiliser sa voix a évolué avec l’âge aussi. Il est passé d’une sorte de bel canto à un chant lyrique plus incarné, avant d’utiliser une sorte de parlé-chanté, ou même la simple scansion. Il a d’abord chanté des chansons très traditionnelles dans leur facture, puis sensible aux changements de modes et de société, et souhaitant sans doute toucher la jeunesse, il a habillé certaines créations d’un costume plus « rock », avant de se libérer carrément du carcan de la forme traditionnelle de la chanson pour déclamer de longs textes en vers libres (parfois) sur des orchestrations « symphoniques » de son cru. Il a même chanté en dirigeant lui-même de grands orchestres !
Brel et Brassens décrivaient dans leurs chansons un monde du passé peuplé de bergères, de cocus qu’on moque, de « croquants » au village, des prostituées à l’ancienne sur le boulevard de la Madeleine ou encore dans une Amsterdam digne du XIXe siècle. Ferré s’est attaché à décrire un monde plus contemporain et il a compris peut-être mieux que ses collègues qu’après Mai 68 la société avait changé, que la chanson de forme « classique » était en déclin et ne correspondait plus aux goûts de la jeunesse.
Il a été le plus aventureux des « trois grands » et aussi celui qui a vécu le plus longtemps, ce qui est peut-être un facteur décisif dans cette évolution spectaculaire.
A présent l’œuvre de chacun est close. Celle de Brassens est celle des trois qui présente le moins d’aspérités, elle est la plus homogène, tout comme ses déclarations diverses, toujours (ou presque) mesurées, pour ne pas dire prudentes, qui prêtent peu le flanc à la critique et attirent la sympathie grâce à une certaine bonhomie, ce qui explique sans doute une postérité qui semble pour l’instant plus longue que celle de ses camarades dont les œuvres sont moins homogènes, avec plus de hauts et de bas, et surtout en raison aussi (sans doute) de plus de déclarations imprudentes, voire intempestives, qui peuvent aujourd’hui faire sourire ou désoler, voire franchement agacer, les rendre peu sympathiques et jeter sur leurs plus belles chansons une forme de discrédit qu’elles ne méritent pas.
On peut aussi ajouter le fait que Brel tout comme Ferré étaient plus enclins à discuter de et avec les gens, s’exposant ainsi plus facilement à la critique, alors que Brassens se protégeait davantage et vivait dans un univers fermé et peu accessible.
Ces hommes de spectacle aux démarches et tempéraments différents étaient, chacun à sa manière, des cabotins (quel saltimbanque ne l’est pas ?), même Brassens, mais cela ne doit pas occulter le fait qu’ils ont écrit des chansons extraordinaires dont on se demande si on peut trouver l’équivalent dans les productions actuelles et si on le trouvera dans celles à venir, mais c’est une autre question.
Floréal et Pierre