Notre dernière chronique, « Consensus », relayée sur un réseau social, a donné lieu à quelques réactions. Il nous a semblé utile de les regrouper ici pour y faire suite, d’une part, et, d’autre part, continuer de se poser la question : « Existe-t-il une critique chanson ? », professionnelle ou venue des amateurs éclairés, sans que les qualificatifs d’aigri, de frustré, de jaloux, d’envieux, comme nous le faisait remarquer Jean-Michel Piton, soient adressés à quiconque s’éloigne des exercices de flatterie habituels.
Bruno Ruiz. – Reste à définir le rôle exact de la critique. Le critique est-il là comme c’est souvent le cas pour se faire plaisir en exprimant ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, ou bien son rôle consiste-il à inscrire dans une démarche artistique le parcours singulier d’un artiste et de le juger à partir d’une grille esthétique qu’il devra définir ? Car on ne juge pas avec les mêmes outils une chanson de Jacques Bertin et une chanson de Philippe Katerine, de Dario Moreno et de Bob Dylan. Toutes les chansons n’ont pas la même fonction. « La danse des canards » sera toujours plus efficace que « La mémoire et la mer » dans un repas de troisième mi-temps ! Le rôle du critique, il me semble, doit être d’élargir les points de vue et les limites de la connaissance de son sujet.
Pierre Delorme. – On peut mettre en évidence la singularité d’un artiste et aussi les éléments qui font qu’il ne l’est pas complètement, singulier, on peut parler de ses influences et de ses ressemblances, etc. Castoriadis a écrit que même chez les penseurs et inventeurs les plus géniaux, ce qui est vraiment original dans leur pensée ne représente qu’un très faible pourcentage, de la même manière on peut sans doute affirmer que la singularité chez un artiste ne représente qu’entre 1% et 5% de ce qu’il propose. Personne ne tombe du ciel.
Une critique qui ne s’appuie sur aucune référence n’a, à mon avis, pas d’intérêt.
Gilbert Laffaille. – Je suis d’accord avec ce texte et déplore comme vous la disparition de la critique. Je ne parle évidemment pas de la presse dominante où toute critique a disparu au profit, soit du papier promotionnel reprenant les termes du dossier de presse fourni, soit de l’article teigneux sentant le règlement de comptes pour quelque obscure question de rivalité ou de non-respect des règles du show-business. Dans le milieu chanson il n’y a pas plus de critique, mais pour d’autres raisons. Critiquer, cela suppose connaître le sujet et s’exprimer au nom d’un point de vue, d’une esthétique. Cela n’a rien à voir avec le « j’aime, j’aime pas ». Il faut des arguments, une réflexion, des comparaisons, une remise dans le contexte d’une époque, etc. Il faut ensuite différencier la critique d’une œuvre, d’un artiste, de sa carrière et l’analyse du succès. Il est aujourd’hui assez consternant de se dire que Maurice Chevalier a été une star mondiale. On ne peut comprendre qu’en analysant son époque et en essayant de déceler ce qui était neuf et qui a pu plaire en son temps.
Dans le milieu de la chanson que vous défendez, c’est autre chose : cette chanson-là a le plus grand mal pour exister. Les lieux disparaissent, les médias à large audience ne s’y intéressent plus depuis longtemps, tout comme les maisons de disques et les différents acteurs de ce secteur. Cela a toujours été le cas mais s’est outrageusement amplifié depuis vingt ans : on ne s’intéresse qu’à ce qui peut marcher commercialement. Les créations hors-cadre n’ont aucune chance. C’est pourtant forcément de cette marge que naîtra la future grande vedette. Aujourd’hui l’industrie se contente de reproduire des clones dont la formule a fait ses preuves. Petites ambitions à court terme. Dans ce milieu chanson donc, qui tente d’exister, on se serre les coudes, on se rend service, on se renvoie la politesse, bref on s’entraide. On est pris par la nécessité d’arriver à gagner sa vie, donc, comme partout, comme dans toute entreprise, on se tait sur le lieu de travail. On préfère avoir la réputation d’un bon camarade plutôt que d’un teigneux, d’un jaloux ou d’un pisse-vinaigre.
Mais, à force, on ne dit plus rien. Et une expression artistique qui n’inspire plus de bataille d’Hernani n’est pas bien portante. J’aimerais lire et entendre des discussions concernant la rime (ou non), la structure, la mélodie (ou non), la chanson chantée (ou non), les propos, l’idéologie véhiculée (ou non), l’inventivité, la créativité, la nouveauté par rapport à ce qui a été déjà fait auparavant et enfin, et peut-être surtout, la spécificité française comparée à la chanson des autres pays. Je rêve d’un « Masque et la Plume » chanson avec de belles empoignades, des engueulades, des rires, des prises de position, de la mauvaise foi, des larmes, bref de la vie ! La critique, c’est la vie, c’est l’apprentissage. Elle va de pair avec l’éloge. Notre époque se complaît dans le consensus mou, politiquement correct, animé de temps en temps par des polémiques artificielles. La critique, elle, touche au cœur et pose les questions importantes. Donc les questions qui fâchent.
Norbert Gabriel. – Le problème est de trouver un support pour publier ce genre d’analyse, qui ne peut exister que sur un support papier, les médias web sont lus à condition de publier des textes d’une page, et encore… De temps en temps, je reçois des courriels quasi comminatoires pour ‘ »faire un retour » par des attachés de presse qui proposent aussi un « phoner » en guise d’interview… C’est dire si ces gens ne savent pas du tout à qui ils parlent, un simple coup d’œil sur le Blog collectif devrait les éclairer, mais non… Au début de la revue web bimestrielle, on a fait des débats à deux « Viens papy que j’ t’explique », une jeune femme de 25 ans débattait avec Old Timer Gabriel, entre autres sur Indochine (le premier débat), débat passionnant, mais très long à faire, et ensuite à mettre en forme, pour un lectorat minuscule, les jeunes sont rebutés quand ça dépasse trente lignes, les vieux sont rebutés par la lecture sur écran, et entre les deux il n’y a que quelques lecteurs professionnels qui vont tirer deux-trois phrases pour le dossier de presse.. Quand ce n’est pas cinq mots extraits d’une chronique de 3000 signes. Donc à quoi bon ?
Gilbert Laffaille. – J’entends bien ce que tu dis, qui confirme mon propos. La critique a disparu. Le seul critère qui compte c’est le succès. C’est justement pour ça que la chanson qui concerne un public limité devrait s’intéresser à la critique plutôt que de se congratuler en permanence.
Norbert Gabriel. – Cette approche a été un questionnement constant, « l’objet d’une réflexion critique ». Encore faut-il que le critiqueur ait une certaine légitimité, et aussi qu’il ait un devoir de journaliste en mission. Pour ma part, je ne me vois pas payer ma place pour aller voir un spectacle d’Armanet et dire que je ne l’aime pas… Idem pour Indochine ou des trucs de rap, je ne suis pas maso à ce point… Donc, en effet, j’essaie de partager ce qui m’a plu, et qui pourrait plaire à d’autres
Sarcloret. – En ce qui me concerne, je me suis mouillé à fond en publiant « les règles douloureuses de Sarcloret » sur Facebook, et les réactions ont été riches et nombreuses, rassemblées par Norbert Gabriel. En effet la chanson devrait faire l’objet d’une réflexion critique, elle devrait en être le champ, ça pousserait mieux. En effet, la brosse à reluire fait rage et les critères sont invisibles ou transparents dans ce qu’on peut lire. Mouillez-vous les enfants, engueulez-vous, donnez vos recettes, révélez vos rognes. L’OPA de Juliette Armanet ne sera vaincue qu’à ce prix.