Après avoir consacré nos deux dernières rubriques pour la revue « Hexagone » à la critique chanson*, nous avons souhaité leur donner une suite ici même en demandant à plusieurs artistes de nous livrer leurs points de vue.
Nous pensons en effet que la critique chanson se distingue des autres critiques, notamment celles qui concernent le cinéma et la littérature, par son manque de nuances et sa propension à la flatterie. Aussi avons-nous demandé à ces artistes de répondre à ces questions : « Qu’attendez-vous de la critique chanson ? Que devrait-elle être, selon vous, non en ce qui vous concerne personnellement mais d’une manière générale ? L’état actuel de la critique chanson vous convient-il ? »
Après celle de Gildas Thomas, voici la contribution de Romain Lemire.
Floréal Melgar et Pierre Delorme
Du discernement
Lorsque l’on réfléchit sur le rôle de la critique, c’est d’abord une échelle de valeur qu’il s’agit d’interroger. D’ailleurs, « critique » nous vient du grec kritikē (κριτική), qui signifie littéralement (le fait de) « discerner ». Mais, me direz-vous, et la singularité de l’artiste, alors ? Les œuvres sont tellement dissemblables qu’il serait déraisonnable de vouloir les comparer les unes aux autres, qu’il serait vain de vouloir en définir la valeur relative, qu’il serait insensé de chercher à les hiérarchiser. En effet, lorsque je lis une critique, je n’ai pas besoin de savoir si le rédacteur place tel artiste au-dessus ou au-dessous de tel autre, j’ai besoin qu’il définisse l’artiste, qu’il en « discerne » les contours en me disant à quelle famille il appartient, quels outils il utilise, quels ressorts il actionne. Lorsque le public écoute une chanson, il est touché, ou pas, et il peut s’arrêter là dans l’analyse. Pas le critique qui, pour produire un papier digne d’intérêt, doit avoir une solide culture de son domaine et surtout être capable de comprendre ce que l’artiste a voulu faire, de quel endroit il s’adresse à nous. Sans cela, il est impossible de dire s’il a réussi ou s’il a raté son coup. L’exercice est difficile parce que le rédacteur est obligé de faire un va-et-vient permanent entre sa sensibilité et celle de l’artiste. Sa sensibilité ne doit être qu’un élément de sa boîte à outils. Qu’il adore, qu’il apprécie moyennement ou qu’il déteste un concert ou un album, dans tous les cas je lui demande de pondérer son humeur, de s’astreindre à un maximum d’objectivité. Je n’en apprécierai que mieux l’indispensable mais inévitable subjectivité qui, de toute façon, transpire dans n’importe quel papier. C’est peut-être précisément en étant garant de cette rigueur que la critique peut avoir un vrai rôle à jouer.
Depuis une vingtaine d’années que j’évolue dans ce petit milieu de la chanson, je n’ai reçu que des bonnes critiques et très peu de réserves. Je ne suis pas dupe, c’est louche et j’ai assez d’expérience et de recul pour savoir que mon travail est inégal. C’est parce que le monde de la CFQ est petit, fragile, que tout le monde en a cruellement conscience et que les critiques, professionnels ou amateurs éclairés, se concentrent sur les artistes qu’ils aiment et qu’ils ont envie d’aider. Je suis convaincu que j’ai échappé à pas mal de « mauvais » papiers parce que la plupart des gens qui gravitent dans cet univers pas si impitoyable ne voient pas l’intérêt de tirer sur une ambulance. Les articles positifs sont utiles en cela qu’ils nous font un peu de pub et qu’ils nous donnent du courage, mais des articles négatifs nous aideraient sans doute bien davantage à nous interroger, à nous définir, à nous situer et, finalement, à progresser. Et bien entendu, les lecteurs accorderaient plus de valeur aux articles, ce qui, finalement, profiterait à tout le monde.
Romain Lemire