L’an dernier, Flavie Girbal et David Desreumaux, les éditeurs du « mook » « Hexagone », se sont tournés vers nous pour nous demander de leur fournir une chronique régulière écrite en duo, baptisée « Moderato ma non troppo ».
La première de ces chroniques est parue à l’hiver 2020, dans le numéro 18 de leur magazine, et la quatrième paraîtra bientôt, dans le numéro de rentrée que concoctent dans leur refuge breton les petites mains du « mook » hexagonal.
Voici comment Flavie et David présentent nos contributions : «“Le monde a-t-il encore besoin de chansons ?”, tel est le sous-titre de Crapauds et Rossignols, le site dédié à la chanson qu’animent Pierre Delorme et Floréal Melgar. Pour les lecteurs d’Hexagone, ils tenteront chaque trimestre de faire résonner cette question, mais leur sagacité les conduira forcément à en poser beaucoup d’autres, bottant souvent le train au consensus. » 
Avec leur accord, nous publions ici même les textes que nous leur avons fournis, dans une nouvelle rubrique, « Chroniques mookeuses ».

Que sont nos amis (chanteurs anars) devenus ?

Dessin de Pierick

La posture « libertaire » ou du moins non-conformiste était très en vogue chez les artistes chanteurs des années soixante et soixante-dix. Certains n’hésitant pas à se dire « anarchistes », tel Léo Ferré.
Derrière les figures emblématiques que furent Brassens, Brel, et Ferré donc, les suiveurs et seconds couteaux ne furent pas en reste, épousant souvent le rôle de l’artiste hérité de la bohème de la fin du XIXe siècle, sombrant dans l’alcool et déréglant leurs sens, tels des Verlaine et Rimbaud d’un autre temps. Certains jouèrent même à l’artiste « maudit », à l’instar d’un Gainsbourg qui pourtant connut un grand succès et fut multimillionnaire du disque.
Nous ne savons pas si les saltimbanques en devenir d’aujourd’hui s’imaginent en non-conformistes, leurs chansons portent peu la trace de ce genre de velléités. Il faut avouer qu’aujourd’hui ne pas être conforme est loin d’être aisé, les bourgeois eux-mêmes sont devenus bohèmes ! On ne sait plus qui est conforme ou ne l’est pas, et surtout conforme à quoi. Il existe bien une pensée dite « politiquement correcte », mais on a du mal à en suivre les fluctuations. Il y a bien la pensée « mainstream », mais elle fluctue très vite aussi et certaines postures anticonformistes d’un jour peuvent devenir la norme du lendemain. Nous manquons de repères stables auxquels nous opposer, les médias nous en imposent quelques-uns de temps en temps et nous nous conformons à leurs suggestions, mais le monde n’est pas clair, chacun avance à tâtons. L’ordre dominant auquel se confronter demeure invisible, abstrait, même si ses effets sont très concrets et terribles. On ne sait plus bien où se situe le pouvoir.
Brassens, Brel, Ferré et d’autres s’en prenaient à l’ordre établi (réel ou fantasmé, voire d’un autre temps), ils brocardaient les curés, les flics, les bourgeois, les choses étaient claires ! Les figures honnies parfaitement dessinées.
Ce déboussolement se trouve par ailleurs accentué par le fait que se généralise une passion débordante pour la « transgression », parfois même jusqu’au sommet du pouvoir, à condition bien sûr qu’elle ait une traduction commerciale non négligeable. On ne compte plus ces artistes « rebelles » ou « insoumis » faiseurs de fric, soutenus par les publications dans le vent, les Télérama, Libé, Les Inrocks, toujours en quête d’une imposture nouvelle.
Dans les conditions d’aujourd’hui, les postures artistiques sont floues. De simples provocateurs prêts à consommer sont dûment vendus par l’industrie du divertissement, comme Philippe Katerine, par exemple, ou encore bon nombre de rappeurs. D’autres s’engouffrent, avec une sincérité parfois douteuse, une colère polie et une plume sans humour et ignorant le rebrousse-poil, dans les préoccupations du moment, l’écologie, le féminisme, l’antiracisme, les instits ou agriculteurs délaissés. Mais y a-t-il des chanteurs libertaires et anars ?
Finalement, depuis les années soixante nous n’avons guère avancé, le showbiz de l’époque (moins triomphant cependant) nous vendait un libertaire bon-enfant, Brassens, un anarchiste dont l’anarchie ne dépassait le cadre romantique de chansons exaltées, Ferré… Un bourgeois « repenti » virulent, Brel… Aujourd’hui, on nous vend ce qui est susceptible de se vendre, dans l’air du temps, mais l’air du temps semble salement pollué et on y voit assez mal. Des silhouettes brumeuses apparaissent puis disparaissent aussitôt, après avoir chantonné ou susurré des chansons sans âme, aussi molles et incertaines que l’époque à la dérive. Le reste de la chanson, le gros du bataillon, ceux qui demeurent en marge, s’agite dans le brouillard et se contente de survivre plus ou moins bien, trop content de « faire ce métier » à tout prix. Alors anar ou non, il y a d’autres chats à fouetter… comme garder son statut d’intermittent, par exemple, et trouver une tournée triomphale dans les appartements qui chantent ou les granges du pays.
Peut-être que les postures « anars » dans la chanson, c’est un truc pour une société stable, du genre de celle des Trente Glorieuses ?

(« Hexagone » n°18, hiver 2020)

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