Les artistes dits « maudits » dont l’œuvre est reconnue et célébrée après leur disparition n’existent pas vraiment dans le domaine de la chanson*. Et, hormis quelques hurluberlus, nul auteur-compositeur « épargné par le succès » ne peut croire raisonnablement à une reconnaissance posthume.
Alors pourquoi continuer à écrire quand même ? « On écrit pour ses voisins ou pour Dieu », disait Jean-Paul Sartre dans Les mots. Il avait dû réfléchir à la question puisque son métier était de philosopher.
C’est très bien, mais si l’on ne croit pas en l’existence d’un dieu quelconque et si nos voisins ont l’oreille récalcitrante, pour qui ou quoi écrit-on alors ?
Quand j’étais encore lycéen, j’avais rencontré un prof, poète à ses heures (à moins que ce ne fut l’inverse, un poète prof à ses heures ! ) et je lui avais demandé (je ne sais comment c’était venu) s’il écrivait pour la postérité. Il m’avait répondu qu’il écrivait « pour l’éternité ! », je n’avais pas compris cette réponse (et ne la comprends toujours pas), mais elle m’avait frappé. Sans doute voulait-il dire qu’il écrivait pour demain, mais aussi pour hier et aujourd’hui, pour toujours et pour jamais.
Je me suis personnellement posé souvent la question : pourquoi continuer à écrire des chansons alors que le public que je peux toucher est minuscule ? L’exercice est un peu vain.
Peut-être qu’on écrit pour soi-même ? Mais alors, pourquoi montrer ce qu’on écrit, même de temps à autre ? C’est ambigu…
Pourtant, comme l’âge avance, une réponse toute simple s’impose à moi doucement : on peut très bien continuer à écrire et composer des chansons parce que c’est un passe-temps plaisant, comme la broderie, la pêche à la ligne, les jeux de société, les patiences… Bref, quelque chose que l’on a du plaisir à faire, une fois satisfaites les urgences de la vie quotidienne.
Si l’on débarrasse l’acte de « création » du mythe qui l’entoure, cette réponse devient très acceptable et peut même paraître plus juste que bien d’autres hypothèses.
Hélas, le mythe de l’artiste et de la création ex nihilo a la vie dure. Il est souvent entretenu par les chanteurs eux-mêmes, qui « entrent » en écriture ou en studio comme on entre en religion. Sans oublier la fascination que le mot « artiste » semble exercer sur nos esprits. Il est employé à tout bout de champ, même pour le premier venu qui se lance à monter sur une scène avec sa guitare ou son ukulélé. « Artiste », un état au-delà du raisonnable, en lien direct avec l’inspiration venue du ciel ! Quelque chose qui relève de la magie !
Alors bien sûr, ramener cette activité à une simple occupation comme la broderie, il y a de quoi en agacer plus d’un. Je m’arrête donc là, mais je pourrais broder sur le sujet pendant des heures.
Pierre Delorme
* Boby Lapointe est un des rares à avoir connu un regain de succès après sa disparition, ses chansons ont été davantage diffusée à la radio et il est devenu une sorte de référence dans le domaine de la chanson loufoque.
» Pour Qui … ? »
On peut, par exemple, proposer la réponse du regretté Julos (parti rejoindre sa « Loulou » il y a peu) … » Je Chante Pour Vous » …
Cela revient à dire qu’on chante pour ses voisins (à défaut de chanter pour Dieu!), comme le proposait Sartre. Mais comme le dit l’article, quand les « voisins » sont aussi peu nombreux, pourquoi continuer à composer et chanter ?
Je serais assez d’accord avec la réponse de Julos Beaucarne : « Je chante pour vous ». Et je dirais même, pour répondre à Pierre Delorme, que pour moi c’est aussi « Je chante pour toi », un seul voisin veut m’entendre, c’est déjà une raison suffisante. « Si le public en veux je les sors dare-dare, s’il n’en veut pas je les remets dans ma guitare ». Et pour illustrer cela je voudrais raconter une anecdote. Un jour, un ami m’appelle et me dit : « accepterais-tu d’aller chanter pour untel, sa femme m’a appelé, il et en phase terminale d’un cancer et quand elle lui a demandé s’il voulait quelque chose, il lui a répondu, j’aimerais entendre à nouveau ce type qui a chanté Brel et Brassens à cette soirée d’anniversaire ». Malheureusement, je n’ai pas eu le temps de réaliser son désir, quand j’ai pris contact avec ce « voisin solitaire » il était trop tard.