« La chanson c’est surtout en général une affaire de musique. Ce n’est pas une affaire de paroles, quoi qu’on en dise. La chanson, ce peut être n’importe quoi sur une bonne musique, et c’est bien. La musique, quand elle est belle, donne aux paroles une dimension qu’elles n’ont pas. La musique apporte un charme. La musique donne du charme à n’importe quoi. Il faut le dire : quand on s’intéresse à la chanson, on s’aperçoit que c’est la musique qui détermine le succès d’une chanson, et non pas les paroles. »
Ces propos de Georges Brassens* ont fait réagir notre lecteur Isaac Attia qui s’inscrit en faux contre cette assertion du maître sétois, car, estime-t-il, même si elle s’applique aux chansons populaires sans ambition littéraire que Brassens affectionnait, elle ne s’applique pas aux siennes. La musique ne saurait conférer un charme à des paroles (ou à des poèmes de Paul Fort et Aragon) qui n’en ont pas besoin.
Pour preuve, il avance le fait que les textes dits par des comédiens, comme Jean-Pierre Marielle (Les amours d’antan et La fessée) par exemple, montrent bien que ces paroles égalent en qualité Molière, La Fontaine, Prévert, ou Eluard. C’est un point de vue, mais toute la question est de savoir l’impact qu’auraient bien pu avoir ces textes-là, versifiés « à l’ancienne », si nous ne les avions pas entendus d’abord avec leur musique ? On peut les entendre aujourd’hui dits par des comédiens, mais forcément nous gardons dans le même temps en arrière-plan la mélodie du texte chanté, voire la voix de Brassens.
De la même manière, il n’est pas possible d’écouter la mélodie d’une chanson de Brassens jouée par des musiciens sans en entendre, plus ou moins consciemment, les paroles. Si nous les avions connues pour la première fois sans leurs paroles, ces mêmes mélodies auraient-elles réussi à marquer nos esprits durablement ?
En ce qui concerne la musique, Brassens affirmait que grâce à elle le public avait pu avoir accès aux textes de ses chansons. « La musique donne du charme à n’importe quoi » , ajoutait-il, et, même si les paroles de ses chansons, une fois qu’on y a eu accès, ont un charme qui leur est propre, je crois, pour ma part, qu’il voyait juste. La musique n’est-elle pas utilisée au cinéma plus que de raison pour donner du charme à des images qui sans elle n’en auraient guère ? N’est-elle pas utilisée aussi en fond sonore pour « aider » le texte lu ou déclamé par un comédien, pour renforcer l’effet, créer du charme là où la simple diction pourrait paraître austère ?
La chanson est toujours considérée comme une addition de paroles et de musique, ce qui est juste et faux à la fois, tant ces deux éléments nous parviennent en même temps, indissolublement liés, comme une seule et même chose à laquelle il faut ajouter le timbre de la voix. Une chanson que nous entendons, c’est avant tout un « son ». Sans doute est-ce la cohérence de la combinaison des éléments qui constituent ce son qui nous touche et fait que la chanson est une réussite ou non.
Une autre question se pose : pourquoi certains admirateurs de Brassens insistent-ils tant sur la valeur littéraire des paroles de ses chansons, valeur qui leur permettrait de se passer de la musique, alors que le chanteur insiste de son côté sur son importance, voire sa primauté ? La musique gênerait-elle leur perception, masquerait-elle ou même diminuerait-elle leur valeur littéraire ?
Imagine-t-on un musicien affirmant à l’inverse, dans le même esprit, que les chansons peuvent bien se passer de paroles poétiques qui gênent l’appréciation des finesses mélodiques et harmoniques ?
Vouloir affirmer l’existence possible séparément des paroles ou de la musique n’a guère d’intérêt, et c’est, d’une certaine manière, nier ce qui fait l’essence même de la chanson.
On peut être surpris et s’inscrire en faux contre les propos de Brassens dont on apprécie et analyse facilement les textes, mais ne s’agit-il pas d’une simple déception qui viendrait du fait que si l’on se sent armé pour goûter, savourer, analyser les paroles, on est démuni le plus souvent face à la mélodie et au rythme par lesquels le texte est donné, « musique » que l’on ne fait que « subir » sans avoir d’autre prise sur elle que sa simple perception immédiate et globale ?
On peut aussi se demander pourquoi Brassens lui-même, qui au départ se voulait poète, considéra qu’il n’avait pas assez de talent pour ça et choisit d’écrire plutôt des chansons… et donc de donner ses textes avec des musiques en même temps ?
On peut être plus royaliste que le roi, c’est connu, et je me demande si certains admirateurs de Brassens ne sont pas plus « Brassens » que Brassens lui-même.
Pierre Delorme
* http://www.crapaudsetrossignols.fr/2021/05/06/deux-livres-sur-brassens/
Ce qu’il y a de surprenant c’est que Brassens déclarait que sa musique n’était là que pour souligner le texte; qu’elle ne devait pas l’emporter sur lui. Brassens a composé par ailleurs de magnifiques musiques.
Et il s’est beaucoup exprimé sur ses compositions dont il avait conscience de la qualité. Que des artistes s’intéressent à ses musiques, comme ce fut par exemple le cas d’Oswald D’Andréa ou encore de Moustache, était loin de lui déplaire. Joel Favreau nous a expliqué et continue de nous montrer la très grande richesse et l’universalité des musiques de Brassens.
L’article de Pierre nous replonge dans un intéressant sujet qui déclenche le débat et autour duquel une joute oratoire, restée célèbre, opposa Brassens et Guy Béart lors de l’émission « Campus Spécial: Les copains d’abord » diffusée sur Europe 1 les 14 et 15/10/1970. Le désaccord fut réamorcé de plus belle dans l’émission « Bienvenue à Georges Brassens » deux ans plus tard. > https://parlesroutesduprintemps.blogspot.com/2017/10/encore-un-qui-sapproche-arme-dune.html
Une petite précision : ce ne sont pas exactement les propos que vous citez en début de ce Billet, « Une affaire de musique », qui m’ont fait réagir, mais ceux du Billet « Deux livres sur Brassens ». Les deux citations se complètent mais ne sont pas exactement les mêmes.
Quant au contenu de ma réaction : ce que je voulais simplement dire (« le Bon Maitre me le pardonne ») c’est que, d’après moi, lorsque Brassens dit « La chanson ce peut être n’importe quoi sur une bonne musique » ou « La musique donne du charme à n’importe quoi » (cf. Billet « Deux livres sur Brassens »), cela ne se rapporte pas aux chansons de Brassens qui ne sont pas « n’importe quoi », ni du point de vue musical, ni du point de vue poétique. Je ne sais pas si, au fond de lui, Brassens pensait le contraire de ses chansons, mais, en ce qui me concerne, je ne crois pas être « plus Brassens que Brassens » en affirmant que, s’il est vrai que des tas de chansons sont bien « n’importe quoi sur une bonne musique », ce n’est pas le cas pour les chansons de Brassens.
Enfin, je voudrais dire que je trouve ce Billet sur « Une affaire de musique » très pertinent, de même que les commentaires qu’il a suscité. C’est un immense sujet que la place de la musique dans la chanson. Concernant Brassens je voudrais soumettre une hypothèse : peut-être que ce qui rend ses musiques si originales c’est qu’au lieu de mettre des vers, des strophes ou des textes en musique, il met des mots en musique ?