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Carpe et truiteLes rapports entre la poésie contemporaine et la chanson, ou plus exactement entre les poètes et la chanson, ne sont pas toujours simples. La chanson, fût-elle à « texte », est souvent regardée d’un peu haut par certains poètes (avec un P majuscule).
Pourtant, le poème écrit (« enfermé dans sa typographie », disait Léo Ferré) ) est moins exigeant qu’une chanson. Le poète contemporain (libéré de l’artisanat de la versification) peut bien sûr avoir sa propre exigence et forger ses propres contraintes d’écriture, mais ensuite il laisse son poème vivre sa vie sur le papier, en se disant qu’il rencontrera ou non des lecteurs qui y seront sensibles. Le travail est fait et plus rien n’est à faire. C’est un peu de la pêche passive, on jette la ligne et on attend.
La chanson est beaucoup plus exigeante, elle demande plus de soin, la contrainte est plus grande. Son auteur ne peut pas la laisser vivre sa vie et attendre qu’elle rencontre un auditeur, on sait qu’il lui faut le séduire, qu’elle doit faire danser sa sensibilité pour qu’il y prête attention. C’est de la pêche sportive, à la mouche ou au lancer.
Le poème (et son poète) peut compter sur l’intimité et le silence de la lecture, une forme de « recueillement » et de croyance du lecteur qui veut bien jouer son jeu. La chanson est plus ouverte à tous les vents, elle est faite avant tout de son, elle vibre dans l’air, n’importe qui peut l’entendre si elle passe à portée d’oreille. Le chemin est plus long pour atteindre l’intimité sensible de celui qui l’écoute et pour le voir se « recueillir », parfois malgré lui.
Évidemment, dire qu’il est plus facile d’écrire des poèmes que des chansons est un crime de lèse-poète et je vais devoir planquer mes abattis !
Pourtant, la chanson et la poésie étaient une seule et même chose au départ, la muse de la poésie, Erato, est représentée avec une lyre. Ronsard jouait de la « guiterre »…  ça n’est que plus tard que la poésie ira se percher sur les cimes de la littérature et deviendra muette, tandis que la chanson restera sur le plancher des vaches, au ras des pâquerettes, parmi le commun des mortels.
Cependant, tout le monde sait bien qu’une chanson peut avoir un caractère poétique et qu’un poème peut devenir une chanson par la grâce d’une mélodie qui lui va comme un gant* et (souvent) de quelques transformations (voir le travail de Léo Ferré sur les poèmes d’Aragon.). Le lien entre poème et chanson n’est pas forcément complètement rompu, il résiste, et peut réapparaître parfois en filigrane.
Quand on est auteur de chanson, on peut sentir assez bien cette différence de nature entre les deux formes. On écrit parfois des poèmes et d’autres fois des chansons. Un poème ne doit pas nécessairement « bien sonner », il lui suffit de « tenir à la page », une notion qui demande souvent de la croyance, aussi bien celle du poète que celle du lecteur. Dans le cas de la chanson, les mots doivent avant tout bien sonner, quitte à perdre un peu de la qualité littéraire ou poétique qui les ferait bien « tenir à la page ». L’épreuve de la musique et du chant oblige le texte de chanson à bien tenir « à l’oreille », sinon, c’est peine perdue.
Bref, la chanson est mouvement, vivacité, rapidité, c’est la pêche à la mouche de truites vives. Elle exige un geste précis et souvent de s’aventurer au milieu du courant. La poésie est lenteur, c’est la pêche de la carpe (muette comme chacun sait) ou du silure dans les profondeurs. Elle n’exige que de la patience, assis sur la rive.
Ensuite, chacun ses goûts, mais personnellement je préfère la truite, la carpe a toujours un goût un peu vaseux et beaucoup trop d’arêtes pour mon fragile gosier.

Pierre Delorme

* La poésie classique versifiée, avec une métrique régulière et des rimes, s’adapte très facilement à la mise en musique. Les régularités de l’une trouve un écho dans celles de l’autre. La difficulté est de composer une musique qui transforme le poème en chanson. Sans cette mélodie ad hoc, il ne reste qu’un poème qu’on chante, certes, mais sans qu’il devienne pour autant une chanson.

2 commentaires »

  1. Sarclo dit :

    Tu oublies une chose assez significative qui serait de nature à conforter l’idée que la chanson soit exigeante : le poète peut fourrer 100 poèmes dans un ouvrage et on le félicite s’il y en a trois de plaisants. Le chanteur va pousser une toune de 3 minutes sans que les clients puissent tourner la page, et il va retraverser ces 3 minutes cinquante fois par an pendant quelques décennies sans que ça emmerde ni lui ni l’auditeur… la chanson exige donc, poétique ou non, de très grandes concentrations de qualités.

  2. administrateur dit :

    J’ai reçu ce message de Cyril Sarot :

    « La poésie m’emmerde, souvent, mais curieux je continue d’en lire. Petit milieu que celui de la poésie, comme celui de la chanson. Où tu te rends compte que l’image du poète confiant ses mots à la seule page est peut-être d’un autre temps, tant le poète se répand aujourd’hui en lectures, rencontres publiques et performances – la plaie, de mon point de vue –, s’appliquant à le « libérer de sa typographie » et le donner à entendre (par goût, peut-être, mais je crois aussi surtout par souci de diffusion ; le poète vend ses livres « au cul » de ses lectures, comme le chanteur ses disques au cul des concerts). « Le travail est fait et plus rien est à faire » me semble alors discutable, et la pêche un peu moins passive que tu ne le laisses entendre. » (P.Delorme)

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