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A l’approche du sixième anniversaire du désormais incontournable blog « Crapauds et Rossignols » pour qui s’intéresse à la chanson, ses animateurs ont décidé d’organiser leur première université d’été. Toujours modestes, cependant, lesdits animateurs ont tenu à ce que celle-ci se tienne loin des micros et des caméras, loin des journalistes spécialisés, pas même ceux du « premier quotidien » en ligne de la chanson, sans invités de renom également, sans invités tout court d’ailleurs. Finalement, nous n’étions donc que deux participants et, pour limiter les frais qu’occasionnent le transport, une location de salle à Ramatuelle ou Saint-Paul-de-Vence, plus les frais de bouche, nous avons décidé de converser de façon virtuelle, grâce à cette technologie moderne qui reste à la portée des gens de notre génération quand elle n’est pas trop complexe à utiliser.
Le thème de ces premières assises « Crapauds et Rossignols » – honneur à celui que beaucoup considèrent comme le plus grand – s’est porté sur Georges Brassens. Nos échanges nous ont amenés à nous questionner sur la possibilité de critiquer le grand artiste, sur la nature de son anarchisme, sur sa possible évolution ou non s’il avait vécu plus longtemps, et enfin combien de temps sera-t-il encore audible.
Nous vous proposons ci-dessous le deuxième volet de ce colloque.

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L’ANARCHISME DE BRASSENS

On sait que Georges Brassens fut après-guerre un adhérent de la Fédération anarchiste. Il en a même été, durant un temps assez court, l’un des permanents, une sorte de secrétaire de rédaction et correcteur du Libertaire, le journal de cette organisation. Compte tenu de la philosophie de la vie qu’on lui connaîtra par la suite, on ne s’étonnera pas de la brièveté de son passage dans cette organisation, les pesanteurs militantes, même chez les libertaires, et les obligations de se plier parfois aux volontés du collectif n’étant pas la tasse de thé de celui qui chantait qu’« à plus de quatre on est une bande de cons ».
Il faut savoir que l’anarchisme, comme d’autres courants de pensée, se compose de diverses tendances. Celle à laquelle se rattache indiscutablement celui qui tenait à faire « bande à part, sacrebleu ! » relève de l’individualisme anarchiste. On qualifie parfois également ce courant d’éducationniste. En effet, loin d’être un anarchisme barricadier, peu porté sur les révolutions sanglantes libératrices, il met surtout l’accent sur la nécessité pour l’individu de s’améliorer, de s’élever, de cultiver son libre-arbitre, de se débarrasser autant que faire se peut des réflexes moutonniers et du prêt-à-penser inculqué dès l’enfance. L’adhésion de Brassens à ce courant est mis en évidence, entre autres, par sa fameuse déclaration : « La seule révolution possible, c’est d’essayer de s’améliorer soi-même. En espérant que les autres fassent la même démarche. Le monde ira mieux alors. »
Cette défiance envers les solutions collectives susceptibles de mettre fin à l’injustice sociale et d’instaurer une société humaine digne de ce nom est illustrée à merveille dans le petit débat filmé (voir vidéo au bas de l’article de Pierre, ci-dessous), et assez célèbre, entre Jean Ferrat et lui. On aurait tort, cependant, de voir dans cet échange une opposition entre théories anarchiste et communiste. D’abord parce que la nécessité du collectif est une idée bien antérieure à la « révolution » bolchevique et partagée y compris par leurs plus farouches adversaires, mais surtout parce que dans leur grande majorité les anarchistes militants sont de toute évidence davantage en accord avec les propos tenus par Jean Ferrat lors de cette rencontre.
Dans ses chansons en premier lieu, mais aussi dans les propos qu’on le voit et entend tenir hors la scène, sur nombre de vidéos qu’internet nous permet de visionner aujourd’hui, dans son Journal
également, il est évident que Brassens ne se montre aucunement intéressé par les questions économiques, politiques et syndicales qui agitent tant de militants. Sa correspondance avec son ami lyonnais Roger Toussenot, rencontré dans le milieu libertaire, nous montre un Brassens totalement étranger aux questions de propriété des moyens de production et d’échange, aux théories de la plus-value et de la baisse tendancielle du taux de profit comme à la lutte des classes. Pas un mot sur les campagnes électorales, auxquelles il devait préférer sainement des occupations bien plus profitables.
Continuer aujourd’hui encore à lui reprocher de n’avoir guère été engagé dans les luttes sociales de son temps, et notamment lors des événements de Mai 68, c’est ignorer grandement ou n’avoir décidément rien compris à tout cela. (Au passage, d’ailleurs, on est en droit de se demander ce qu’a pu faire de plus que Brassens le chanteur collectif Jean Ferrat lors de ce fameux printemps chaud, mise à part, après coup, une chanson lamentable.)
Alors, insistons donc ! Dans son Journal et autres carnets inédits*, voici ce que Brassens écrit : « Non seulement je ne me suis pas engagé, mais encore je n’ai rien d’un… Je ne veux être un militant d’aucune secte. Je ne vote pas et mon devoir civique, je ne le fais pas. Je n’ai pas de solution collective. Et je ne veux pas, pour un lendemain (bonheur) hypothétique, vivre à l’ombre de la guillotine. » Plus loin : « Tant que ce mouvement spontané [de mai 1968] est resté en marge de la politique, qu’il s’est limité à la contestation de tous les systèmes connus et à la revendication, j’étais de cœur avec lui. Mais depuis… (…) Croyez-vous vraiment qu’en mai 68, si je l’avais voulu, je n’eusse pas été capable d’écrire une petite chanson bien sentie qui eût certainement fait le tour de France ? Quel risque encourais-je à dresser une barricade de couplets ; à lancer des « cocktails molotov Brassens » sur les CRS ? – Le ridicule ! Mais le ridicule ne tue plus. Ceux qui l’ont fait à ma place ne s’en portent pas plus mal, sauf que leurs petites bombes en forme de goualantes sont désamorcées depuis longtemps. »
On peut bien sûr avoir une autre philosophie que celle de Brassens, d’ailleurs assez peu répandue, en ce qui concerne la marche du monde et la nécessité de lui faire prendre une autre direction, et beaucoup ne s’en privent pas. Mais discuter cette part réelle d’anarchisme chez lui, et plus encore lui faire le procès de n’avoir pas rejoint le cortège des manifestants me paraît vain et parfois même ridicule, compte tenu de la clarté de ses positions maintes fois répétées. Brassens est un individualiste, un pacifiste intégral et le maître de l’anticonformisme dès lors qu’il s’agit de brocarder les idées toutes faites que tout le monde trimballe. En ce sens, il s’inscrit indiscutablement dans le courant anarchiste. Pour le reste, lui reprocher de n’avoir pas été ce qu’il a toujours refusé d’être, il faut se montrer logique et ne pas exiger d’un pacifiste qu’il lance des pavés ou encourage les autres à le faire en restant lui-même à l’abri. Pour faire un parallèle avec la chanson, qui reste ici au cœur de nos préoccupations, vous auriez demandé, vous, à Jean Ferrat de chanter Les Ricains ou à Jacques Bertin d’interpréter Tata Yoyo ?!

Floréal Melgar

* Journal et autres carnets inédits, de Georges Brassens, éditions le cherche midi, Paris, 2014.

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BRASSENS ENGAGÉ ?

Brassens est incontestablement un chanteur « à texte », c’est-à-dire un chanteur dont les textes, au-delà de leur admirable prosodie et de leur non moins admirable mise en musique, disent « quelque chose », expriment une façon de voir le monde et de comprendre la société des hommes.
Brassens ne se considérait pas comme un chanteur « engagé », du moins au sens où on l’entendait entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix*. Brassens s’engage pourtant en exprimant ses idées « libertaires », son pacifisme et son individualisme farouche, son incrédulité face aux expériences collectives et à la nature humaine en général**. Mais il ne le fait pas frontalement et avec véhémence, l’humour (voire la farce) n’est jamais loin ou du moins la tournure rigolote qui fait mouche. On écoutait Brassens le sourire aux lèvres, alors qu’on écoutait Ferré en « levant le poing » ou Jacques Brel en riant ou pleurant jaune, pour ne citer que ses deux illustres contemporains auxquels il est à jamais lié par la photo de Jean-Pierre Leloir.
Brassens considérait que ses mélodies amenaient le public aux textes de ses chansons.
De la même manière l’humour l’amène à son propos, à ses « idées ». Brassens ne chante pas « contre » la peine de mort comme un militant, mais il chante Le Gorille, une sorte de farce sympathique dont la chute glace le sang. Il ne vitupère pas le communisme et le syndicalisme, mais il écrit et chante Le pluriel. Il ne raille pas le quotidien routinier du mariage, mais il a « l’honneur de ne pas demander [sa] main » à son « éternelle fiancée » (La non-demande en mariage).
Même dans ses deux chansons les plus discutées, ou même contestées, Mourir pour des idées et Les deux oncles, le brio de l’écriture et la drôlerie des formules font mouche et feraient presque oublier leur contenu « idéologique » discutable.
Cette drôlerie le rend très sympathique et ses diverses déclarations en interview (dont sont friands ses fans) ne viennent pas contredire cette impression, tant elles restent prudentes et neutres (pour ne faire de peine à personne, disait-il).
Dans une de ces dernières interviews, en 1976, à un journaliste qui s’étonne qu’il écrive toujours un peu la même chose, ou du moins aborde toujours les mêmes thèmes, Brassens répond : « Si vous voulez je suis complètement fini, j’ai plus grand-chose maintenant à inventer, tout ce que je sors je l’ai déjà plus ou moins trouvé… sous une forme encore un peu balbutiante mais le principal est déjà fait… il ne reste plus qu’à l’écrire. »
On peut se demander si en ce qui concerne les « idées » chez Brassens ça n’est pas un peu la même chose, s’il n’est pas resté cantonné à celles de sa jeunesse sans chercher à évoluer et penser autrement, comme si le principal avait déjà été pensé et qu’il était complètement fini dans ce domaine aussi.
Peut-on lui en faire grief ? Avoir consacré l’énergie de toute une vie, somme toute assez courte, à écrire tant de chansons magnifiques, même à partir de quelques thèmes récurrents et quelques idées qu’on peut trouver un peu trop figées, voire « simplistes », c’est déjà beaucoup. Surtout si l’on accepte l’idée que les chanteurs ne sont pas forcément des « penseurs » et que leur œuvre s’adresse avant tout à nos émotions et non pas à notre intellect.

Pierre Delorme

* Chanter contre le dictateur Franco, par exemple, est trop facile, pensait-il, si l’on reste à l’abri des Pyrénées (Tant qu’il y a les Pyrénées). On peut comprendre cette réticence à dénoncer un peu trop facilement un régime ou une guerre dont on ne souffre pas soi-même, c’est peut-être chez Brassens une forme de pudeur ou même de morale.
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Voir sa rencontre avec Jean Ferrat (ci-dessous) et sa façon de parler de Mai 68 dans ses Carnets : il y considère les étudiants contestataires comme des « M’as-tu vu sur les barricades ? » Il semble dénier toute légitimité à ces jeunes manifestants, se considérant lui-même avec une certaine arrogance comme un « contestataire-né ». L’homme né en 1921 a sans doute été dépassé et n’a pas bien compris l’ampleur des « événements » du mois de mai, qu’il assimilera plus tard dans une chanson à un simple conflit des générations (Le boulevard du temps qui passe).

 

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2 commentaires »

  1. Norbert Gabriel dit :

    Salut
    Mon admiration pour Brassens n’est pas à géométrie variable, n’empêche, je pense souvent à ces paroles d’un des derniers poilus, un Lorrain, au sujet de son engagement, « Devant moi il y avait les allemands, derrière moi, il y avait ma famille, qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? » … Si un soldat ennemi braque son fusil sur ta mère, ton père, tes enfants, tu regardes ailleurs ? Idem si un quidam tente de trucider un autre quidam, tu fais un détour ? Donc respect à ces anars de La Nueve, qui n’ont pas fait un détour.

  2. Un partageux dit :

    Faut pas me demander la référence et c’est même pour cela que je ne puis colloquer à une université fut-elle d’été. Brassens a dit quelque part que Le gorille était une « chanson burlesque ».

    Le mot met à l’esprit les films muets de Charlie Chaplin et autres Buster Keaton. Des œuvres, sans écrit ni parole, qui ont pourtant véhiculé des messages.

    Pourquoi demander à celui qui écrit une chanson, fut-elle fort bien troussée, de compléter avec un traité de philosophie ou un cours de droit ? On a rarement sollicité un avocat talentueux pour gratter une guitare ou taquiner un clavier…

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