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Brassens haltèresGeorges Brassens est parfait, si parfait que cela en devient agaçant ! Déjà qu’il était un modèle écrasant pour les auteurs de chansons, la modestie et l’humanisme vertueux dont il fait preuve au long des interviews d’archives qui fleurissent sur les réseaux sociaux, font de lui une sorte de sage hors de portée de toute critique, un moraliste irréprochable, un homme/artiste au discours consensuel qui flatte les bonnes consciences. Notons que la pipe (accessoire du psy) et la grosse moustache grise (accessoire du patriarche) sont sans doute pour beaucoup dans la figure du sage qu’est devenu Brassens.
Évidemment, parler de discours consensuel à propos de Brassens peut sembler une provocation puisqu’il reste pour ses admirateurs l’image même du non-conformiste, de l’homme libre de parole et de pensée. Mais à y regarder de plus près, tout non-conformiste qu’il ait pu être, ses chansons épatèrent sans doute le bourgeois des cabarets parisiens (comme celles d’Aristide Bruant en son temps) bien plus qu’elles ne le choquèrent, et s’il choqua, voire fit scandale, ce fut auprès des couches populaires (qui l’entendaient à la radio) à cause des mots grossiers, des jurons qui émaillaient ses chansons, mais pas forcément à cause des « idées » libertaires qu’il y exprimait. Son anarchisme bon enfant, souvent teinté d’un humour proche de la farce, s’apparentait plus au ton de Guignol ou de Charlot qui ridiculisent l’ordre établi (à travers notamment la figure du gendarme ou du juge) que de Ravachol ou de Bakounine.
Paradoxalement, si Brassens a réellement fait « scandale », ou plus simplement créé la polémique, c’est avec deux chansons au parfum très individualiste, Les deux oncles et Mourir pour des idées, qui laissèrent perplexes bien des admirateurs. L’individualisme farouche peut mener à tout, même à penser et dire des conneries.
Mais ces chansons-là semblent ne pas peser lourd aujourd’hui face à la figure emblématique du moraliste libertaire à la pipe et à l’épaisse moustache, qui semble, auprès de certains de ses admirateurs du moins, avoir pris le pas sur les chansons elles-mêmes qui furent peut-être tant écoutées qu’elles ne sont plus entendues.
N’empêche, ce génial auteur de chansons, qui de plus semble n’avoir aucun défaut en tant qu’homme, finit par être agaçant.

Pierre Delorme

5 commentaires »

  1. Un partageux dit :

    Bah, je me souviens tout de même que, dans les milieux cathos, il n’était pas en odeur de sainteté. Que dans les milieux militaro-gendarmesques, on l’aurait volontiers conduit au gnouf. Que dans les milieux conservateurs, on ne goûtait guère sa philosophie. Que dans les milieux communistes, on n’aimait pas son individualisme et son anarchisme bon enfant…

  2. Isaac Attia dit :

    Chers Monsieur Delorme, je voudrais relever trois phrases dans votre Billet de Mai 2019 sur Brassens.
    Concernant la première – « Déjà qu’il était un modèle écrasant pour les auteurs de chansons » – j’aurais trop à dire sur ce sujet pour vous répondre en quelques mots. Par contre, ce que je peux dire, c’est qu’il me semble que vous soulevez là un point absolument central et crucial pour tous ceux qui s’intéressent à ce que l’on appelle parfois « l’objet chanson », ou la « chanson française ». Si votre phrase s’assortit d’un point d’interrogation « Brassens est-il un modèle écrasant pour la chanson française ? », il me semble que ce pourrait être le point de départ d’une réflexion en profondeur sur la chanson française, notamment au seuil de l’année 2021, année du centenaire de la naissance de Brassens (1921), des quarante ans de sa mort (1981), et année qui pourrait devenir le point de départ d’une véritable réflexion sur la chanson française et son devenir.
    Concernant la deuxième phrase – « Les chansons (de Brassens) furent peut-être tant écoutées qu’elles ne sont plus entendues » – je suis entièrement de votre avis et cela me semble dommage car l’œuvre poétique de celui que Paco Ibanez appelait « le Jean-Sébastien Bach de la chanson française » me semble un trésor inépuisable qui ne demande qu’à continuer de nous enrichir. D’ailleurs, c’est justement pour avoir entendu avec grande attention « Les deux oncles » et « Mourir pour des idées » que je voudrais répondre à la troisième phrase de votre billet, avec laquelle je ne suis pas d’accord.
    En effet, concernant les deux chansons précitées, je ne pense pas qu’on puisse dire : « L’individualisme farouche peut mener à tout, même à penser et dire des conneries ». Je pense, au contraire que si l’on arrive à éviter une confusion historique courante et deux malentendus jusque-là non dissipés, on peut entendre dans ces deux chansons, en plus de leur valeur poétique intrinsèque, une clef permettant de comprendre quel fut le véritable engagement individualiste de Brassens, et en quoi cet engagement est lié au « pacte poétique » que constitue : l’Art d’écrire des chansons.
    Concernant la confusion historique, il faut bien distinguer le scandale que souleva la chanson « Les deux oncles » en 1964, lors de sa création, et un autre scandale, tout à fait différent, à propos de la chanson « Mourir pour des idées » écrite en 1972, et que Jean-Jacques Goldman, le 1er novembre 2001, dans une émission en hommage à Brassens, a qualifié « d’obscène », entraînant de nombreuses réactions dans les journaux et sur la toile Internet qui se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, en 2020. En dehors du fait que les points qui font scandales ne sont pas les mêmes, il est navrant de constater que cette polémique repose sur un travers de notre époque qui consiste à exhumer un chef d’œuvre intemporel de notre culture et, par manque de contextualisation, par ignorance et par anachronisme, en faire un objet d’opprobre. Tout d’abord, il faut savoir que « Mourir pour des idées » est une réponse à la polémique qu’avait fait naitre « Les deux oncles » et, contrairement à la chanson de 1964 qui a choqué beaucoup d’admirateurs de Brassens, celle de 1972 n’a choqué personne en son temps. Si l’on entend avec attention le début de la chanson, on comprend les circonstances de sa création : « Mourir pour des idées ? L’idée est excellente. Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eu, car tous ceux qui l’avaient, multitude accablante, en hurlant à la mort me sont tombés dessus ». En fait, la chanson « Les deux oncles » a fait scandale parce que, vingt ans après la fin de la guerre, Brassens affirme que ceux qui sont morts pour soutenir le camp des Alliés ou le camp de l’Axe, sont morts pour rien puisque les ennemis d’hier sont devenus des partenaires, dans le contexte de la création de l’Europe des années soixante. A première vue, je trouve également que cette affirmation peut sembler choquante car elle traite avec légèreté de nombreuses vies sacrifiées et semble détachée de la réalité du moment auquel nous sommes tous confrontés en cas de crise, sans savoir de quoi sera fait notre avenir. Pourtant, au milieu de cette chanson se trouvent deux vers qui pourraient nous donner une réponse importante si on ne les tronquait pas : « Aucune idée sur terre n’est digne d’un trépas, il faut laisser ce rôle à ceux qui n’en ont pas ». Je reviendrai sur ces deux vers lorsque j’aurai dissipé les deux malentendus liés à l’autre polémique, portant sur l’autre chanson. Car c’est seulement après avoir pu entendre, sans malentendu et sans qui pro quo « Mourir pour des idées » que la clef de voute de la pensée de Brassens, clef de voute du « pacte poétique » que constitue l’Art d’écrire des chansons, peut nous être révélée, par ces deux vers écrits, en aparté, dans « Les deux oncles ».
    Les deux malentendus qui entourent « Mourir pour des idées » ne sont pas du même ordre. L’un porte sur la forme et l’autre sur le fond, mais ils se complètent. Tout d’abord, sur la forme, ceux qui sont familiers de l’œuvre de Brassens savent bien qu’il n’affirme jamais rien explicitement mais qu’il suggère, en disant souvent autre chose que ce qui est explicitement exprimé. Ainsi, lorsque Brassens parle de « mourir pour des idées » il ne parle pas de « mourir » puisqu’il n’est pas question ici du suicide d’un être exalté par une pensée obsédante qui le pousse à mettre fin à ses jours. Ce dont parle Brassens, et tout le monde le comprend, c’est de « tuer » pour des idées et non pas « mourir ». Aucun soldat, aucun terroriste, ni même aucun kamikaze n’agit pour « mourir », mais bien pour « tuer » le plus de monde possible, au risque, plus ou moins grand, d’y perdre sa propre vie. Ce malentendu dissipé permet de replacer la question, non pas sur la légitimité de se sacrifier pour une cause, ce que personne ne cherche à remettre en question puisque chacun est libre de pousser son dévouement plus ou moins loin, dès lors que cela ne nuit pas aux autres. Ce dont il est question ici c’est de la légitimité de tuer son prochain. Cette question, soulevée par Brassens, interpelle la morale, mérite un débat, à condition d’être posée avec honnêteté et non pas détournée et manipulée. D’ailleurs, lorsque cette polémique fut lancée par Goldman en 2001, il ne s’agissait pas d’ouvrir un débat sur une véritable question morale car Goldman n’a pas qualifié la chanson « d’immorale » ce qui aurait pu être argumenté et contredit. Il l’a qualifié « d’obscène », ce qui n’est pas de l’ordre du débat mais de l’anathème. Goldman a affirmé l’obscénité d’une attitude qui consisterait à refuser de défendre ses idées, alors que Brassens ne parle pas de cela. Ce que dénonce « Mourir pour des idées » c’est l’hypocrisie de ceux qui envoient à la mort des individus au nom d’idées qui ne sont ni les leurs, ni celles de ceux qui en font les frais : « Ô vous les boutefeux, Ô vous les bons apôtres, mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas, mais de grâce morbleu ! Laissez vivre les autres, la vie est à peu près leur seul luxe ici-bas ».
    Une fois les confusions historiques et les malentendus levés, on peut enfin éviter les diversions et aborder la question essentielle. C’est-à-dire que la question n’est pas de savoir s’il est légitime ou non de tuer son prochain, ce qui mériterait, en soi, qu’on s’y attarde. La question n’est pas non plus de savoir s’il existe des idées plus ou moins valables qui méritent qu’on se sacrifie pour elle, ce à quoi Brassens répond d’ailleurs par un biais tout à fait inattendu. La véritable question, c’est celle qui porte sur l’engagement individualiste de Brassens, l’engagement qu’il affirme et nous invite à entendre dans « Les deux oncles » comme dans « Mourir pour des idées ». La question est celle-ci : « cette idée pour laquelle je suis prêt à tuer est-elle mon idée ? » Bien sûr que non, puisque moi je veux vivre et que c’est mon seul luxe ici-bas. Il n’y a que ceux qui n’ont pas d’idée qui sont prêts à mourir pour celle des autres ou se laisser entraîner à mourir pour celle des autres. Si une idée vous pousse à tuer votre prochain c’est le signe qu’elle n’est pas votre idée, ce qui est grave, et, plus grave encore, le signe que vous n’avez aucune idée personnelle. « Ne tuez pas pour les idées des autres, vivez pour vos propres idées ». Voilà ce que renferme l’engagement individualiste de Brassens, qui n’a rien à voir avec de l’égoïsme puisqu’il a consacré sa vie à écrire des chansons, non pas pour délivrer des messages mais pour délivrer les mots, et par l’expérience poétique de l’émotion, rendre les gens un peu moins cons, un peu plus libres et un peu plus heureux. « Je chante pour donner un peu de bonheur à quelques personnes » disait-il souvent. « Je chante surtout pour que les mots se rencontrent » a-t-il déclaré dans une interview du 26 février 1960. Paul Eluard disait : « La poésie c’est quand deux mots se rencontrent pour la première fois ». Paul Fort disait : « Une poésie c’est une chanson qui se parle » et pas le contraire. La chanson n’est pas le rejeton abâtardi de la poésie, c’est un « pacte poétique » à la source de la parole humaine et de la pensée humaine, seul gage de notre liberté et de notre bonheur. Pour finir, je ne pense pas, comme vous l’avez dit dans votre billet, que Brassens fut un « individualiste farouche » et encore moins qu’il ait pu « penser et dire des conneries », je pense au contraire que son individualisme, par le biais de son œuvre, est, pour nous, une source inépuisable de liberté et de bonheur.

    • administrateur dit :

      Merci pour votre long commentaire détaillé. C’est toujours un plaisir de se savoir lu avec attention. Votre argumentation est très recevable à mes yeux. Il me semble simplement que vous passez un peu vite de « mourir pour des idées » à « tuer pour des idées », je ne pense pas que les résistants anonymes de la Seconde guerre mondiale allaient au combat dans le but de « tuer pour des idées » mais plutôt pour empêcher le triomphe d’idées nauséabondes, comme vous le savez. Si l’individualisme de Brassens est simplement « littéraire » ou « chansonnier » il ne me gêne pas, s’il devient une morale qui dépasse le cadre des chansons, je le trouve plus étonnant, pour ne pas dire « puéril » chez un homme mûr. Nous sommes des êtres sociaux et uniquement des êtres sociaux, et se borner à ne pas trop déranger ses voisins me paraît un peu court. Rester à l’écart me semble difficile à moins d’ignorer les rapports sociaux qui régissent la société. Mais je conçois que pour un amoureux de Brassens le sujet soit sensible.
      Je me permets à mon tour de relever un passage de votre texte qui parle « chef d’œuvre intemporel ». De mon point de vue, les chansons peuvent être des chefs-d’oeuvre, mais ils ne sont hélas pas intemporels et la plupart meurent avec ceux qui les ont aimés, chantés. Brassens n’échappe pas à la règle. Ce qui m’amène à votre première observation qui suggère de poser la question de savoir si Brassens est un modèle écrasant pour les faiseurs de chansons d’aujourd’hui. J’ai bien peur que ce genre de « débat » n’intéresse que les auteurs de ma génération ou encore ceux de la suivante. Les nouvelles générations d’ACI ignorent déjà Brassens, relégué loin dans le passé (les histoires de cocus, d’adultère, de Cupidon etc.. n’amusent plus grand-monde). Ils font leurs propres œuvres, à leur manière, et nul doute que parmi eux il y a déjà un ou une artiste qui jouera dans le futur le même rôle que Brassens a joué pour nous. Bien à vous.

  3. Isaac Attia dit :

    Merci d’avoir publié mon commentaire malgré sa longueur. Je suis plus un « amoureux » de l’œuvre de Brassens que de Brassens lui-même, et je suis surtout passionné par la chanson et son utilité. C’est pourquoi la question que pose votre site me passionne : « le monde a-t-il encore besoin de chansons ? » J’aime beaucoup le ton irrévérencieux et iconoclaste que vous et vos administrateurs adoptez car cela motive des avis et commentaires toujours intéressants, ce qui prouve que vous touchez juste. Je me réjouis d’avoir enfin trouvé un site dynamique qui prend la chanson au sérieux sans se prendre au sérieux. Bravo.

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