Emotions enfantines
Charles Aznavour est mort. C’était un grand chanteur populaire à la longue carrière et aussi un exilé fiscal. Quand j’étais enfant, j’entendais ses chansons à la radio. J’avais été frappé par La mamma (paroles de Robert Gall), je voyais défiler devant le lit de la future défunte la galerie des personnages, et « même Gorgio le fils maudit », tout comme j’avais vu quelques années auparavant un certain Milord fondre en larmes devant Édith Piaf, une autre grande artiste populaire. Bref, j’étais ému ! Puis, un jour, j’ai entendu Jacques Brel, Ces gens-là, et là aussi j’ai vu un tableau avec des personnages. Mais je venais de découvrir un alcool beaucoup plus fort, et tout le reste, Mamma comprise, me parut alors un peu fade. J’avais bien aimé aussi écouter sur mon Teppaz Trousse-Chemise (paroles de Jacques Mareuil), je trouvais cette chanson très poétique, puis j’ai découvert, entre autres, Les amours d’antan de Brassens et c’est Poésie tout entière qui me sautait aux yeux ! Ma religion était faite, j’ai cessé d’être touché par les chansons que chantait Aznavour. C’est dommage, bien sûr, mais il ne m’en a certainement pas tenu rigueur. J’aurais aimé vérifier, j’ai donc essayé de l’avoir au bout du fil la veille de sa mort, comme tout le monde, mais bien sûr la ligne était occupée.
Pierre Delorme
Le roi de la VFQ
Pas étonnant que Pierre n’ait pu réussir à joindre Charles Aznavour, j’étais en ligne avec lui. Au cours de notre très longue conversation, Charles me faisait part, une fois encore, de ses regrets de n’avoir jamais été cité parmi les très grands de la chanson d’expression française. J’ai eu beau lui dire grosso modo ce qu’exprime Pierre ci-dessus, et que les chiffres de vente d’un Sulitzer n’en faisaient pas pour autant un Flaubert ou un Dostoïevski, il est resté un peu chagrin, bien que l’expression « chiffres de vente » lui ait remis un peu de baume au cœur.
Puis nous avons parlé de notre amour pour la France, pays qu’il avait la chance, lui disais-je, de pouvoir observer mieux que moi depuis les hauteurs de la Suisse. Il a ri un peu jaune, mais le mot « Suisse » lui a remis un peu de baume au cœur.
Nous avons ensuite devisé sur la politique. Il se moquait volontiers de moi, ironisant sur « l’anarchiste qui paie ses impôts ». J’y allais à mon tour de quelques quolibets, me gaussant de son prétendu apolitisme. Il protestait, et me rappelait, car sa mémoire restait intacte, ses propos tenus à l’antenne de France Info au sujet de ses démêlés avec le fisc : « Il y a eu des gens de la politique qui, paraît-il, pouvaient arranger mon coup et moi, j’avançais un peu d’argent en liquide pour les votes qu’ils devaient avoir. Ça, j’en ai eu pas mal. Ça, ça m’a coûté très cher. […] A droite comme à gauche. Même dans le centre. Partout. »
Nous avons échangé pour terminer quelques propos sur la chanson, quand même, car après tout c’est elle qui nous liait. J’aurai eu le temps de lui dire que loin de la politique, des coffres-forts et des feuilles d’impôts, et qu’à défaut d’être présent sur la photo au côté des trois autres, il aura écrit quelques belles chansons qui me restent en tête, et qu’il restera sans doute longtemps le roi de la VFQ*.
Salut l’artiste !
Floréal Melgar
* VFQ : variété française de qualité.
PS : évidemment, si les propos d’Aznavour mis en italique sont bien authentiques, la conversation téléphonique est totalement imaginaire.
Salut
En faisant l’inventaire rapide de mes albums 33T, je constate que je n’ai pas d’Aznavour, j’ai eu des 45T, je connais pas mal de ses chansons, je dois toujours avoir la partition des « Deux guitares » mais tout en connaissant par coeur quelques-unes de ses chansons, ce n’est pas dans le haut de la pile des CD. Et pourtant…
Je ne sais pas si on peut comparer « Trousse-Chemise » (qui raconte un petit viol) avec « Les amours d’antan » qui évoquent les amours de jeunesse où l’on effeuille la marguerite avec des filles qui veulent bien, des « Vénus de barrière » des « nymphes de ruisseau ». Nous sommes d’accord pour dire que Brassens et Aznavour ne jouaient pas dans la même cour. Aznavour faisait effectivement de la variété française de qualité… ce qui n’est déjà pas mal.
« Un petit viol », quelle drôle d’expression ! Je racontais simplement des souvenirs réels d’enfance, et j’ai pensé à ces deux chansons, dont le sens m’échappait sans doute à l’époque. En revanche, je crois que j’étais sensible à la différence d’intensité de la langue entre les deux. Personne ne prétend ici que la variété de qualité de cette époque, type Aznavour ou Bécaud, c’est « mal ». Mais à l’heure où l’on entend parler beaucoup du grand auteur Aznavour, il est permis d’émettre des réserves, de dire des bémols, sur la qualité de ses textes. Ça n’est bien sûr qu’un point de vue, chacun a les poètes qu’il veut ou qu’il peut, et, comme nous l’avons souvent écrit sur ce site, il n’y a pas de hiérarchie des émotions.
http://www.crapaudsetrossignols.fr/2013/10/03/y-a-t-il-une-hierarchie-des-emotions/
Exact, il n’y a pas de hiérarchie aux émotions. Au cours des stages que j’anime, certaines des chansons d’Aznavour ont permis à des participants d’exprimer des émotions très fortes, de conter des tranches de leur vie. Je ne pouvais chanter à l’étranger sans que quelqu’un dans le public me crie : « S’il vous plaît une chanson d’Aznavour… » « La bohème »… et aussi une de Brel, « Ne me quitte pas »…
A propos de Bécaud, lui aussi a abordé des thèmes sociétaux, « L’Orange », « Les Croix »… et il chantait des textes de Louis Amade.
Mon cher Christian, je me demande si tu ne nous parles pas d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ! 🙂
Gilles Vigneault aura 90 ans à la fin du mois. Toutes mes bafouilles de ce mois vont se terminer avec une chanson de Gilles Vigneault. Mon modeste hommage à un grand vivant.
Si ça fout mal à l’aise de penser à ce type, c’est en partie parce qu’on nous l’a imposé en radio à l’époque vomitive de Sheila et Sylvie, et en effet il valait bien mieux. Il en reste pas moins qu’il est à la chanson ce que Richard Clayderman est à Dinu Lipatti.