Parler aujourd’hui de « chanson engagée » c’est dire un gros mot. C’est comme dire « féminisme », ou encore « classe sociale ». Ces mots sont ringardisés. Ils appartiennent à une époque révolue, celle des années soixante et soixante-dix. Le monde paraissait alors plus simple, l’affrontement idéologique plus clair. Georges Brassens et Jean Ferrat pouvaient discuter, comme on l’a vu, leurs opinons sur la nécessité et l’efficacité de l’engagement dans l’art de la chanson. Marie Laforêt pouvait condamner sur le plan moral « le vol de l’Histoire » que représentaient à ses yeux les chansons engagées, comme celles de Jean Ferrat. Plutôt qu’écrire des chansons et faire de l’argent avec les malheurs du monde, disait-elle, il vaut mieux agir, aller se battre, soigner, nourrir et construire là où il y en a besoin. Pourquoi pas ? Le reproche a été entendu souvent. On peut même le considérer comme légitime dans le cas de chanteurs à qui leurs chansons rapportaient de substantiels bénéfices. L’argent peut faire douter même des plus grandes sincérités.
Claude Nougaro, invité d’un journal à la radio et à qui une auditrice suggérait d’écrire une chanson sur le sort du peuple palestinien (un des sujets de l’actualité du jour), répondit que même s’il se sentait du côté du plus faible, il s’interdisait d’écrire des chansons avec le malheur des gens. Voulait-il dire qu’il aurait des scrupules à éventuellement gagner de l’argent avec une chanson de ce type ou simplement qu’il ne se sentait pas de légitimité pour évoquer ce problème ?
La légitimé dans ce domaine est aussi une question qu’a posée Georges Brassens. Il a écrit une chanson, Les Pyrénées, pour dire qu’il était un peu trop facile de chanter contre Franco, par exemple, lorsque entre lui et vous il y a la barrière des Pyrénées.
Alors faut-il donc être Victor Jara ou Vladimir Vyssotski , faut-il risquer sa liberté ou même sa peau pour être légitime ? Faut-il être le contemporain d’une lutte pour être autorisé à en parler ? La chanson dans ces conditions doit-elle s’interdire toute incursion critique dans le monde social et politique au prétexte que son auteur ne court aucun danger, que ni sa liberté ni sa vie ne sont en péril ? Doit-elle se limiter aux allusions discrètes, aux choses dites (ou imaginées) entre les lignes, à mots couverts, et surtout avec humour, condition apparemment sine qua non de tout « engagement » chanté pour les oreilles d’aujourd’hui ?
On peut se demander pourquoi on refuse à la chanson ce qu’on accepte facilement au cinéma. Les sujets engagés, pas forcément drôles, voire militants, ne manquent pas dans le cinéma d’auteur… Alors pourquoi pas dans la chanson ? Il semblerait que l’on accepte la chanson engagée à la seule condition qu’elle appartienne au passé, comme un témoignage devenu parfois le symbole d’une lutte, mais qu’on lui accorde bien moins de crédit au présent.
Cela fait beaucoup de questions concernant la chanson dite engagée. Mais se posent-elles seulement encore aujourd’hui ? Ce type de chansons qui évoquaient aussi bien la guerre d’Espagne que celle d’Algérie, les injustices sociales, l’oppression des plus faibles, voire qui exaltaient une idéologie (Jean Ferrat) semble s’être évaporé du paysage. La chanson engagée a tant été raillée et ridiculisée par les comiques de télévision, notamment par les Nuls et par Coluche, qu’elle semble à jamais ringarde et fait figure de repoussoir. Ces paroles « engagées » socialement et politiquement ont disparu du répertoire des chanteurs qui accèdent à la notoriété. Les petits drames des trentenaires de la petite-bourgeoisie ont occupé le terrain un moment chez les auteurs qui ont pignon sur médias, où en sont-ils à présent ? Nous vivons une époque nombriliste dont un des symboles marquants restera sans doute la pratique du selfie. Alors la chanson engagée…
Les préoccupations sociales, les descriptions de la vie des déshérités, semblent avoir trouvé refuge dans le rap. Sincère sans doute au départ, mais rapidement récupéré par des petits margoulins, l’engagement de ces textes devient une sorte de folklore obligé, comme ce fut le cas dans la chanson à la fin des années soixante (voir Antoine et ensuite Maxime Le Forestier).
Aujourd’hui, la chanson dite « engagée » est cantonnée aux artistes de la marge, « épargnés par le succès » comme dirait le chanteur Sarcloret. On peut éventuellement leur reprocher de « voler l’Histoire » mais certainement pas de se faire de l’argent avec les malheurs du monde. De l’argent, ils n’en font pas, ou si peu ! En revanche, on leur reproche parfois de ne prêcher que des convaincus. C’est un peu vrai. On se demande à quoi peut bien servir de dénoncer en chantant les injustices du monde devant un public qui en a une parfaite connaissance et qu’elles révoltent tout autant. Certains répondront que ça sert à éprouver du plaisir, celui d’entendre des chansons qui « pensent » comme nous, mais dans un ton et avec un goût qui nous sied. C’est pas si mal, même si c’est ringard comme nous l’écrivions au début.
Après tout, le féminisme aussi fut moqué abondamment, et pourtant aujourd’hui face à la régression de la condition de bien des femmes, certaines clament haut et fort « Osons le féminisme ! », alors pourquoi pas un de ces quatre « Osons la chanson engagée ! » ? Face à la régression sociale, les luttes à venir ne vont pas manquer.
Pierre Delorme