A la suite de la publication, sur ce site, de deux articles accompagnés de vidéos* où Georges Brassens et Jean Ferrat, d’une part, puis Marie Laforêt et à nouveau Jean Ferrat, d’autre part, évoquent l’engagement en chanson, un débat s’est ensuivi sur un réseau social bien connu. Nous avons alors eu l’idée de demander à sept artistes ayant participé à cette discussion de nous livrer ici leur conception de la « chanson engagée » ou leur façon de comprendre cette expression.
Nous vous proposons donc ci-dessous leurs contributions, au rythme d’une par jour. Nous avons opté pour l’ordre alphabétique. Aujourd’hui : Bruno Ruiz.
* Voir « Deux hommes sur un canapé » et « La chanson engagée, c’est le vol ! ».
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J’ai toujours eu un problème avec ce concept assez flou de « chanson engagée ». Est-ce celle qui positionne politiquement celui qui l’interprète, celui qui l’écrit, celui qui la compose ? La chanson est-elle engagée par le sens qu’elle prend dans le contexte où elle est interprétée (par exemple : Quand on n’a que l’amour devient une chanson engagée contre l’islamisme lors de l’hommage contre l’attentat de Charlie Hebdo alors qu’elle n’a pas été écrite pour la circonstance, tout comme Le temps des cerises pour la Commune) ? La chanson engagée est-elle simplement l’expression d’une révolte, ou encore celle qui prend parti pour un fait de société (par exemple Je suis pour, Elle a fait un bébé toute seule, La corrida, etc.) ?
Est-ce une chanson d’opinion ou tout simplement quelqu’un qui chante ce qu’il pense ? En fait, ce concept est né, il me semble, à l’époque où il fallait faire le distinguo entre les chanteurs qui passaient alors à la télévision et les chanteurs qui n’y passaient pas. Tout le monde aujourd’hui se réclame du gaullisme, mais il ne faut pas oublier que le gouvernement français durant les années 1960 avait un ministère de l’Information qui contrôlait tout ce qui passait sur les deux chaînes et une grande partie de ce qui était diffusé sur les antennes des radios nationales. Il y avait une censure officielle relayée par l’autocensure des journalistes et animateurs quasiment tous gaullistes. Les chanteurs qui votaient pour de Gaulle le faisaient en silence, et quand on leur posait la question sur leur engagement, ils disaient simplement : « Je ne fais pas de politique. »
La principale émission de variétés à la radio était Salut les copains et c’est Daniel Filipacchi qui officiait sur Europe 1. Il décidait à lui seul de ce qu’aimait la jeunesse française et de ce qu’elle devait écouter. Ceux qui n’étaient pas dans son sillage étaient oubliés et qualifiés implicitement de ringards incapables d’avoir du succès, parmi lesquels on comptait d’ailleurs un certain nombre de chanteurs engagés (entendre alors : engagés à gauche) qui étaient assimilés bien malgré eux aux autres. La télé avait sa caution de gauche officielle avec Jean Ferrat (qui ne fut pourtant jamais membre du Parti communiste mais seulement « compagnon de route », comme on disait alors), mais il était plus connu pour La montagne que pour Potemkine, chanson qui fut « déconseillée » d’antenne en raison du fait que cette mutinerie antiimpérialiste perpétrée en 1905 pendant la guerre russo-japonaise fut récupérée par la révolution bolchevique douze ans plus tard… Nuit et brouillard était, elle aussi, une chanson engagée mais moins clivante dans la France de l’époque. Elle ne nuisait pas au pouvoir en place de l’après-guerre. Marcel Amont ou Lény Escudero étaient eux aussi de gauche mais avec Le mexicain ou Pour une amourette on ne peut pas dire que ça se voyait vraiment dans leurs chansons. Pour mémoire, Charles Aznavour n’est devenu un chanteur engagé (pour la cause arménienne) qu’à partir de 1975 avec Ils sont tombés. Avant, il estimait que le chanteur ne devait pas faire de politique et que pour sa part « il serait toujours du côté de ceux qui étaient démocratiquement au pouvoir ».
C’est avec Philippe Clay (engagé ouvertement au RPR et interprète de Mes universités) et surtout Michel Sardou (Les Ricains seront interdits d’antenne en 1967) qu’est née véritablement en France la chanson engagée de droite.
J’ai entendu quelque part que le premier disque que Julien Clerc avait acheté adolescent était celui où figurait Tous mes copains, une célèbre chanson des années 1960 chantée par Sylvie Vartan. Il y voyait pas moins qu’une protestation contre la guerre d’Algérie. Je vous laisse le soin de vous rendre compte par vous-mêmes du brûlot anti-OAS (ou anti-FLN, c’est au choix) de ce tube yéyé (voir la vidéo ci-dessous, ah ! la nuque de Sylvie…).
Il y a quelques années, le « chanteur » Christophe Hondelatte a réalisé une émission sur la chanson engagée dans les années 1970. Ne trouvant aucun ou trop peu de documents d’époque sur, entre autres, François Béranger, Colette Magny, Jacques Bertin, Brigitte Fontaine ou Bernard Lavilliers qui ne passaient jamais dans aucune émission de télé, n’ayant donc aucune image d’archives à sa disposition, il proposa comme chanteurs engagés, entre autres, Michel Delpech et même Carlos (je vous jure que c’est vrai !). Cela doit nous interroger sur ce que retient ou non notre Histoire d’une façon générale : pas d’image, pas d’histoire.
En 1967, Jacques Debronckart écrit et compose Mutins de 1917, mettant nominativement à mal des généraux français de la Première Guerre (Joffre et Nivelle). Dès sa sortie, la chanson est interdite d’antenne et elle le sera jusqu’en 1998 ! Il est à noter également que Mourir pour des idées de Georges Brassens, sortie en 1972 dans la multinationale Philips, est une chanson paradoxalement contre l’engagement politique alors que le grand Georges passe aujourd’hui pour un chanteur engagé. Dieu merci, il a bien d’autres qualités que celle-là ! Mourir pour des idées ne fut jamais interdite d’antenne car non seulement son propos ne dérangeait pas le pouvoir post-gaulliste de l’époque mais elle le servait plutôt, instillant dans les esprits un certain mépris du mouvement de 1968 et de tout ce qui pouvait s’apparenter à un désordre social.
A signaler également qu’il y a des chanteurs qui ont des engagements dans leur vie privée, qui soutiennent des causes, mais qui ne chantent pas de chansons qui expriment un engagement particulier. Doit-on les considérer comme des chanteurs engagés ? Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet. Pour ma part, et pour répondre plus précisément à la question, j’estime que celui qui chante s’engage à ce que dit sa chanson. Il s’engage en imposant une langue, un style, et Léo Ferré est peut-être un chanteur plus engagé quand il essaie d’imposer le texte de La mémoire et la mer dans l’histoire de la chanson française, que lorsqu’il chante Les anarchistes.
Le chanteur peut être engagé également quand il refuse de chanter dans des émissions débiles, quand il refuse le diktat de l’audimat, et c’est aussi une forme de résistance que de refuser de participer au grand malaxage de la grande industrie phonographique, de favoriser les petites salles, les petits producteurs ou l’autoproduction, de chercher la convivialité avec le public et les organisateurs à visage humain plutôt que les grandes messes avec la foule et les tourneurs de grandes surfaces. L’engagement du chanteur n’est pas qu’une affaire de texte. C’est aussi une affaire d’acte et de comportement conforme à la parole chantée.
Bruno Ruiz
Sur le dernier paragraphe, je reste très dubitatif.
Le refus d’apparaître dans les émissions débiles, de l’audimat, de chanter dans les grandes salles, de repousser les gros producteurs, cela a peut-être été vrai jadis pour quelques-uns, mais aujourd’hui c’est une situation subie et non choisie pour tous les artistes de la chanson en marge. Il est donc très difficile de parler là d’engagement ou de résistance, dans la mesure où aucune émission ne les invite, aucune grande salle ne les programme, et aucune grande maison de production ne s’intéresse à eux.
Je pense qu’aujourd’hui la conformité entre la parole chantée et le comportement dans sa vie d’artiste ou sa vie privée se situe ailleurs.
Je pense que l’engagement se situe aussi et encore à cet endroit. Simplement qu’aujourd’hui on s’est habitué à ce clivage. Il y a une posture du chanteur bankable, ou qui fait tout pour le devenir, et une autre, de chanteurs qui ne souhaitent résolument pas en être, parce que les raisons pour lesquelles il fait ce métier ne sont pas guidées par la célébrité et la vente de masse. Je vois mal par exemple Jacques Bertin à « Touche pas à mon poste » sous prétexte de liberté d’expression, et je pense qu’il ne souhaite pas y passer. Il n’y a rien de subi à cela. Cela est son choix et je voulais dire qu’à mon sens c’est une forme d’engagement. Le vrai terrorisme médiatique c’est de penser que les chanteurs qui ne passent pas à la télé ou largement sur les ondes, c’est parce qu’ils n’ont pas suffisamment de talent pour cela. Cela relève d’une éthique qui ne dit pas son nom. Nous sommes de nombreux chanteurs à avoir depuis des dizaines d’années organisé notre vie d’artiste sans le secours des radios, des télés et de la presse nationale. Pour ma part, j’ai tout à fait conscience et cela depuis très longtemps qu’avec les chansons que j’écris et que je chante, elles ne correspondent en rien aux valeurs esthétiques des grands médias, de par leur contenu, les arrangements, ma façon d’être sur scène, etc. C’est un choix conscient de ma part. Si je voulais véritablement devenir un chanteur de télévision, je serais maladroit depuis presque cinquante ans.
Cette chanson par Sylvie Vartan montre à quel point les « productions » françaises étaient calquées sur un son vaguement pompé outre-Atlantique, mais jouées avec un moteur diesel crapoteux. La mise en place désastreuse, les sons approximatifs, la voix amorphe, et l’orgue… Clavinova, les pianistes ne lui disent pas merci… la chanson doit commencer par s’engager à pas faire chier. C’est nul.
Les musiciens français courant après la musique : pathétique, et ça continue ici et là.