Dans son excellent blog, Le Jardin aux chansons qui bifurquent, Nicolas Trotignon avait publié La Ballade des dames du temps jadis, le célèbre poème de François Villon mis en musique et chanté par Georges Brassens.
Cette très belle chanson connut un beau succès dans les années cinquante, nous l’entendions souvent à la radio (la TSF sur le buffet !). Son texte aux tournures anciennes (c’est la langue de François Villon), son vocabulaire et ses références à des figures historiques, légendaires ou mythologiques peu connues, rendent pourtant la chanson difficile d’accès.
Je remarquais dans un commentaire que La Ballade des Dames du temps jadis était la preuve qu’une mélodie accrocheuse et un refrain très simple (« Mais où sont les neiges d’antan ») peuvent faire d’une chanson un succès alors même que son texte reste hermétique au commun des mortels. L’ami Floréal Melgar, grand amateur des chansons de Georges Brassens, ajouta dans un autre commentaire qu’aux premières écoutes de cette Ballade, dans le passage où Brassens chante « en un sac en Seine », il entendait « en noces à Cancène » et se demandait où pouvait bien se trouver Cancène ! Cela m’a rappelé ma propre expérience : dans mon jeune âge, entendant Je m’suis fait tout petit, je me suis longtemps demandé ce que pouvait bien être des « magemonts » (à cause d’un enjambement souligné par la mélodie et une césure assez longue: Tous les somnambules/Tous les mages m’ont / dit sans malice. Somnambule je savais, mais « magemont » ?
A y repenser, si de telles questions se posaient à nos jeunes esprits, c’est parce que nous écoutions avec attention le texte, parfois difficile, d’une chanson dont le sens général nous échappait sûrement, mais dont les mots, par la grâce de la mélodie, s’imposaient à nous, jusqu’à nous intriguer.
On peut se demander si la grande force de Georges Brassens n’aura pas été de composer des mélodies si justement adaptées à leur texte qu’elles nous forcent à l’entendre, dans les deux sens du terme.
Les belles mélodies de chansons sont nombreuses, elles parviennent même à nous faire apprécier des chansons écrites dans des langues que nous ignorons. Celles qui nous obligent à écouter un texte difficile d’accès écrit dans notre langue maternelle sont beaucoup plus rares.
Les chansons des auteurs des générations suivantes, dont les paroles sont reconnues pour leur valeur littéraire mais également peu faciles d’accès à la première écoute, sont restées, ou restent, souvent à l’écart du succès populaire. A leur écoute, ces œuvres « tombent de l’oreille » du grand public comme le livre « rasoir » tombe des mains du lecteur qui s’ennuie. Il leur a manqué cette mélodie qui séduit et force à entendre le texte, même si on est loin d’en comprendre de prime abord le sens et même si on croit y percevoir parfois des mots ou des expressions qui laissent dubitatifs nos esprits enfantins.
Le mariage de la mélodie qu’il faut avec les mots qu’il faut (y compris parfois des tournures anciennes ou savantes) et le charme de la chanson qui naît de cette union demeurent un mystère. Georges Brassens semble pourtant l’avoir percé.
Pierre Delorme
Dites-moi où, n’en quel pays,
Est Flora la belle Romaine,
Archipiades, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine,
Echo, parlant quant bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang,
Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?
Où est la très sage Héloïs,
Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?
Pour son amour eut cette essoine.
Semblablement, où est la roine
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?
La roine Blanche comme un lis
Qui chantait à voix de sirène,
Berthe au grand pied, Bietrix, Aliz,
Haramburgis qui tint le Maine,
Et Jeanne, la bonne Lorraine
Qu’Anglais brûlèrent à Rouen ;
Où sont-ils, où, Vierge souvraine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?
Prince, n’enquerrez de semaine
Où elles sont, ni de cet an,
Que ce refrain ne vous remaine :
Mais où sont les neiges d’antan ?
En fait, je me dis que ces paroles dont des parties sont claires (« où sont les neiges d’antan ») et d’autres hermétiques (« que ce refrain ne vous remaine ») ont quelque chose de ces tableaux où les peintres laissent des zones un peu floues, et d’autre très nettes. Ça ajoute au réalisme, c’est comme dans la vraie vie : on comprend un truc, et un autre non.
En réalité, ce passage n’est pas hermétique.
« Prince, n’enquerrez de semaine
Où elles sont, ni de cet an,
Que ce refrain ne vous remaine »
Il faut lire « qu’à ce refrain je ne vous redirige » (mot très laid, je vous l’accorde)
L’ensemble veut dire :
« Prince, ne me demandez pas cette semaine où elles sont, ni même cette année, sinon je vous renverrez vers ce refrain : mais où sont les neiges d’antan ? »