Très discrètement, comme à son habitude, Pierre Delorme vient de publier un nouvel album (1), le huitième de son parcours d’auteur-compositeur-interprète. Comme il est à prévoir bien peu de réactions à cette parution et qu’il serait surprenant que Télérama et Valeurs actuelles s’y intéressent, faisons-nous plaisir en en disant quelques mots ici même.
Si l’avenir court dans une allée ombragée par un bel après-midi d’été, sur la belle photo qui sert de pochette à cet « opus », comme disent les pros, les douze chansons qui le composent regardent plutôt vers hier, baignant dans une douce nostalgie. C’est que Pierre Delorme, enfant de ce baby-boom qu’il chantait déjà dans son précédent CD, arrive comme tous les gens de sa génération, même si bien sûr la vie continue, à l’heure des souvenirs tendres et des bilans, mais parfois même, hélas, à celle des hommages aux amis disparus.
Au chapitre du bilan, la première chanson dresse avec clairvoyance celui des soixante-huitards, qui pensaient avoir brisé les chaînes, « jeté aux oubliettes les vieux curés » et « déboulonné les statues », mais qui constatent, lucides, que l’avenir leur a fait faux bond. Aucune aigreur, cependant, dans cette constatation puisque Pierre Delorme invite à « tout recommencer ». Mais si le bilan de la génération baby-boomeuse constate l’échec des idées généreuses et souligne la nécessité de tout recommencer, Pierre n’en oublie pas moins, à l’heure où nombre d’anciens gauchistes paradent au rang des décideurs, de rappeler de quel côté il se situe, à travers une savoureuse « pochade » aux accents hugoliens et « lutte des classes », dans laquelle il convoque Chomsky et Bourdieu, au côté des Pinçon-Charlot.
Deux chansons fournissent l’occasion de rendre hommage aux amis restés sur le chemin. En tout premier lieu, bien sûr, René Troin, le compagnon de plusieurs décennies à qui ce CD est dédié. Le grenadier, magnifique composition inspirée par quelques pages émouvantes du très beau livre que René avait consacré à son enfance et à sa région d’origine (2), honore sa mémoire de belle façon. Il sera difficile à ceux qui ont connu et apprécié l’ami et collaborateur de « Crapauds et Rossignols » de n’être pas particulièrement ému à son écoute. Cette chanson fournira peut-être aux autres, souhaitons-le, le désir de se plonger dans cet ouvrage sensible de René. Le second hommage est consacré à Alexandre Boyadjian, à qui le guitariste Pierre Delorme, héritier d’une des guitares de ce luthier lyonnais, offre ici en retour la magnifique Etude n°5 en si mineur de Fernando Sor, habillée d’un texte reconnaissant. Mais il y a aussi les « amis » qu’on ne connaît pas personnellement, ces musiciens qui peuplent nos goûts, qui génèrent et alimentent nos émotions artistiques. Pierre Delorme, dans Pat et Charlie, nous entraîne du côté du Missouri pour un salut fraternel au guitariste Pat Metheny et au contrebassiste Charlie Haden, disparu en 2014. Toujours sur ce thème, une chanson très réussie, d’une parfaite mélancolie, Tohu-bohu, résume à elle seule cette compagnie « éphémère et mouvante » de nos « fantômes familiers ».
Mais c’est aussi le souvenir et le désir amoureux que ce CD met en valeur, puisque pas moins de cinq chansons leur sont consacrées. « Pêcheur immobile » amoureux, « au bord de la rivière des mots », Pierre Delorme nous entraîne dans ces songes « où nos amours se promènent à leur guise » (Je te rencontrerai dans un rêve), dévoile ici un « trésor caché » (J’ai dormi dans le lit d’une fée), nous présente ailleurs une charmante « astronome en herbe » (Les étoiles) avec qui monter au septième ciel, ou cette autre coquine pour une Première nuit sensuelle et très poétique.
Poursuivant par ailleurs une série de chansons-hommages aux peintres, entamée avec Gauguin et continuée avec Picasso et Renoir, Les arbres de Corot (voir vidéo ci-dessous) nous convient à une méditation à voix haute en compagnie du généreux maître des paysages rêvés.
Sur une page de son propre site (3), Pierre Delorme déclare : « (…) j’aime bien qu’on entende encore le silence autour des instruments, que les sons ne soient pas trop abstraits, qu’on sente la présence de quelqu’un en train de jouer. Ça n’est possible qu’avec peu d’instruments à la fois. » Il illustre parfaitement ce propos avec ce CD, dont on pourrait dire qu’il est celui d’un artisan talentueux puisque l’auteur Pierre Delorme s’accompagne ici lui-même avec ses seules guitares, dans un jeu mélodieux et d’une grande élégance.
Floréal Melgar
(1) Un après-midi d’été, paroles et musique, chant et guitares : Pierre Delorme. A commander directement à l’auteur, 39, rue Paul-Verlaine, 69100 Villeurbanne.
(2) La Crau (Arizona), de René Troin, Editions Deleatur, 2002.
(3) Le site de Pierre Delorme.