Mon père avait une petite maison dans le Bugey, il aimait bien la maison et ce coin de campagne. J’y séjourne parfois en été, quand il fait trop chaud à Lyon. C’est bien sûr une maison pleine de souvenirs, où « chaque meuble se souvient » et où, alentour, « il y a toujours un coin qui me rappelle ». Question chanson, mon père n’était pas vraiment champion ; comme tout le monde, il fredonnait des bribes de refrain, sans y penser, en faisant autre chose. Cependant, je l’ai entendu quelquefois chanter à pleine voix, toujours dans les mêmes circonstances, à la fin d’un repas familial un peu arrosé ou à la fin d’un « banquet » avec les copains de l’usine, où personne ne suçait de la glace non plus. Il chantait toujours la même chanson : Le Maître à bord*, une chanson qu’avait chantée Berthe Sylva, entre autres. Je ne crois pas qu’il ait jamais chanté toutes les paroles, un couplet ou deux, plus ou moins rafistolés avec des inventions personnelles. Cela n’avait aucune importance, son but était de faire rire la famille, ou ses copains. Au refrain, il chantait, le bras tendu :
« Je suis le maître à bord / Moi seul je suis le maître / Bien des costauds, des forts / Ont dû le reconnaître / Je vous promets, moi, commandant / Double ration, bon vin, bonne goutte / Je serai juste et indulgent / Oui, mais il faudra qu’on m’écoute / Et maintenant le cap au nord / Je suis le maître à bord. »
Ensuite arrivait un couplet fameux où l’équipage se révolte : les marins vont dire deux mots au capitaine (le maître à bord !) « le couteau à la bouche et l’insulte à la main ». L’inversion faisait hurler de rire le tonton et sourire les mamans. Le point culminant de la prestation était atteint lorsque le maître à bord s’adressait aux marins : « Voyez briller ce phare, c’est le Guatemala » qui devenait bien sûr « c’est le grattez-moi là (ou la ?) ». Évidemment, mon père ne chantait pas très juste et la mélodie prenait un tour aussi aléatoire que les paroles.
Plus tard, j’ai aimé les chansons dans le style dit « à texte », on dit aujourd’hui « de qualité » ou « de parole », j’en ai même écrit quelques-unes moi-même. Cependant, je n’ai jamais pris cette activité très au sérieux, allez savoir pourquoi ? Peut-être le fantôme du maître à bord, qui a fait naufrage depuis belle lurette, continue-t-il de hanter les chansons que j’entends, même les plus chouettes, écrites par les plus grands auteurs.
Alors, vous m’aurez compris, ne venez pas me chercher des noises avec la « belle chanson de qualité », je vous recevrai « le couteau à la bouche et l’insulte à la main », histoire de vous montrer qui est « le maître à bord » !
Voilà, c’était une carte postale de la petite maison du Bugey où « chaque meuble se souvient » et moi aussi, par la même occasion.
Pierre Delorme
* Le Maître à bord, paroles de Jean Rodor, musique de Roger Dumas. Jean Rodor fut le parolier de nombreuses chansons de Vincent Scotto, notamment le célèbre (mais de moins en moins !) Sous les ponts de Paris.
Il chantait Le Maître à bord et Mexico mais sa chanson préférée, sa chanson de cœur, était Comme un p’tit coquelicot (de ?) par Mouloudji. Alors ?
Quand je rentre dans la maison de mes parents, je pense à ce poème, et cet article « où chaque meuble se souvient » me le rappelle :
« Celui qui entre par hasard »
Celui qui entre par hasard dans la demeure d’un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt
II suffit qu’une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d’abeilles
Et 1’odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu’une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d’un arbre dans le matin.
René Guy CADOU
«
Le vert paradis, etc.