Prononcez ou écrivez le nom de « Manoukian » lorsque vous vous adressez à des amateurs de chanson française de qualité (CFQ), et vous les verrez aussitôt, pour la plupart, s’étrangler de colère et de dégoût. Avec Didier Varrod, directeur artistique et de la musique de France Inter, le personnage figure en effet à la première place de ces ennemis indispensables au défoulement colérique que la marginalisation croissante de cette CFQ provoque régulièrement.
A l’annonce de la diffusion sur France 3, lundi 18 mai, de l’émission « La vie secrète des chansons », présentée par ledit Manoukian, certains amis avaient d’ailleurs prévenu le matin même. Celui-là regarderait Maigret, tel autre préférait se plonger dans un polar, et le troisième et le quatrième allaient « reprendre des moules » plutôt que subir l’animateur honni. Ils ont eu tort !
D’abord parce qu’on peut fort bien dîner en regardant la télé, mais surtout parce qu’André Manoukian est resté un hôte attentif, « en retrait » juste ce qu’il faut par rapport aux invités*, et bon raconteur des histoires écrites par Bertrand Dicale, qui sait quand même de quoi il retourne, même si le propos tenu ce soir-là pouvait parfois nous laisser quelque peu dubitatifs.
Si les premières minutes, consacrées aux chansons Ma déclaration (Michel Berger) et Je t’aime, moi non plus (Serge Gainsbourg), pouvaient faire craindre d’emblée un côté Closer – un cinquième ami confessera d’ailleurs n’avoir pas tenu plus de cinq minutes –, fort heureusement les aventures sentimentales des France Gall, Bardot et Birkin vont vite laisser place à des thèmes plus intéressants. Un premier sourire nous aura toutefois été permis à l’écoute de Michel Berger, sur des images d’archives, où il prétend n’être pas intéressé par la chanson commerciale.
Avec des chansons telles que L’amour avec toi (Polnareff), Déshabillez-moi (Juliette Gréco), Les Elucubrations (Antoine), Elle a fait un bébé toute seule (Jean-Jacques Goldman), Comme ils disent (Aznavour), Le Rire du sergent (Sardou), Les Divorcés (Michel Delpech), Le Droit des pères (Cali) et quelques autres, où sont abordées des questions de société – la contraception, l’amour libre, le droit des femmes, le divorce, l’homosexualité, etc. –, l’émission va s’ingénier à nous convaincre avec un peu trop d’insistance que certaines chansons ont pu faire « bouger les choses », dans le bon sens évidemment. Nous nous contenterons ici de penser que les chansons évoquées furent sans doute bien davantage l’air de leur temps, aux deux sens du terme, ce qui n’est déjà pas si mal. D’ailleurs, en fin d’émission, la chanson Lily viendra – hélas ! – fournir un contre-exemple évident à l’idée générale que l’émission tentait de faire passer : trente-huit ans après sa création par Pierre Perret, le racisme est loin d’avoir reculé en France.
Outre certains artistes venus évoquer leur propre chanson, certains intervenants étaient conviés à apporter quelques précisions, parfois utiles, ou à émettre des commentaires, pas toujours nécessaires. Si l’on pouvait écouter Gérard Jouannest, France Brel ou Marc Lumbroso avec intérêt, on peut se demander ce que venaient faire là quelques personnalités devenues aussi « incontournables » que désespérantes de banalité ou de bêtise. Ainsi Gérard Miller, au ton toujours pincé d’instituteur pète-sec, sans qui nous ne serions toujours pas en mesure de comprendre le titre Je t’aime, moi non plus. Ou Abd al Malik, de plus en plus enclin à se croire philosophe, judicieusement choisi ici pour parler d’une chanson de Juliette Gréco tant il se surpasse pour égaler en propos creux celle qu’il évoque. On apprendra ainsi que Déshabillez-moi est une chanson « salace ». On songe avec effroi à ce qu’il pourrait dire de la chanson de Polnareff évoquée ce soir-là. Passons sur Jack Lang, le roi du vide, ou Brigitte Lahaie, amenée à parler de censure à propos de L’Amour avec toi, de Polnareff, et que la chaîne présentera pudiquement, dans un sous-titre, comme « animatrice radio »…
Malgré cela, l’ensemble demeurait plutôt agréable. Le piano tenait le premier rôle dans un décor dépourvu de paillettes et de clinquant, les vedettes présentes évitèrent de cabotiner plus qu’il n’est nécessaire, même les plus habituellement agaçantes, comme Gréco et Birkin. Quelques documents d’archives jamais vus se révélèrent précieux, notamment celui consacré à O’dett, de son vrai nom René Goupil, artiste homosexuel qui connut surtout le succès dans les années 30 et que nombre de téléspectateurs ont sans doute découvert ce soir-là. Et les images de fin, en noir et blanc, sur le beau visage de Barbara interprétant Göttingen, se révélèrent fort émouvantes.
Bref, nous eûmes droit à une émission grand public consacrée à la chanson qui nous laissait une bonne impression, même si elle n’a sans doute dû attirer que le public habituel de cette chaîne. Il y manquait en effet quelques jeunes artistes – seul Cali pouvait se revendiquer de cette catégorie – pour faire baisser la moyenne d’âge.
Qu’est-ce qu’on dit ? Merci Manoukian ?
Floréal Melgar
* On aura même pu apprécier le moment d’humilité où Manoukian laisse le piano à Alain Chamfort qui vient de lui dire : « Ce ne sont pas les bonnes harmonies, cher maître », sur la chanson Manureva. L’émission étant enregistrée, il aurait pu exiger que l’on coupât. Il n’est pas du tout sûr que beaucoup d’animateurs télé, ces nouvelles idoles, eussent agi de même.