Il y a plusieurs années, j’ai créé, au sein du département chanson de l’Ecole nationale de musique de Villeurbanne, un cours consacré à l’analyse de chansons du répertoire francophone. J’ai choisi d’étudier les chansons de créateurs emblématiques qui ont marqué l’histoire de la chanson, comme Aristide Bruant, Charles Trenet, Georges Brassens ou encore Claude Nougaro, pour n’en citer que quelques-uns. Si le répertoire de ces « grands » de la chanson restait encore, dans les premières années, présent à la mémoire de mon auditoire (au moins pour les chansons les plus célèbres), j’ai vu au fil du temps cette mémoire se déliter et je me trouve aujourd’hui face à des étudiants pour qui Jacques Brel n’est plus que l’interprète de Ne me quitte pas, et c’est tout. Ils n’ont jamais entendu, ne serait-ce qu’une seule fois, Amsterdam… Léo Ferré a complètement disparu avec le temps de leurs écrans radars, Félix Leclerc semble n’avoir jamais existé…. Barbara est une vague silhouette, un simple prénom… Charles Trenet et La Mer s’en sortent un peu mieux, mais à peine. Charles Aznavour, pourtant toujours de ce monde, et Jean Ferrat sont des noms déjà presque effacés, voire des inconnus au bataillon, privés de leurs chansons les plus célèbres.
Le répertoire disparaît ainsi à vue d’œil, il fond comme neige au soleil à mesure que se succèdent les générations. Ces chansons qui nous semblaient être des points de repère indestructibles ne passeront vraisemblablement pas à la postérité. Et de tout ce que nous avons aimé depuis les années cinquante, de tout ce que nous considérons comme des chefs-d’œuvre de l’âge d’or de la chanson, il ne restera sans doute que bien peu de chose, comme il reste bien peu de chose dans nos mémoires des chansons des années vingt ou trente.
La chanson semble devoir demeurer un art de la modestie, un art éphémère qui se renouvelle constamment et ne laisse que peu de traces derrière lui. La postérité est impitoyable et, après tout, nous n’avons peut-être pas besoin des chansons du passé. Même les auteurs les plus considérables semblent devoir disparaître doucement avec les quelques générations qui les ont appréciés. Une leçon pour ceux d’aujourd’hui dont la modestie n’est pas la qualité première et pour tous les vieux aficionados de la chanson d’auteur*.
Vouloir créer un cours consacré au répertoire fut finalement peut-être aussi vain que vouloir dresser un barrage contre le Pacifique, ou, tout comme Sisyphe, rouler son rocher vers le sommet de la montagne.
Pierre Delorme
* Notons quand même que lors d’une récente soirée Les Amoureux des bancs publics de Georges Brassens fut reprise en chœur au refrain (bien nommé chorus par nos amis anglo-saxons) par le public. On peut se demander si ce refrain sommeillait dans les inconscients ou bien si sa « magie » populaire n’a pas agi une fois encore, simplement… Un peu des deux sans doute.