Connaissez-vous René Crescenzo ? Non ? Sous son nom d’artiste, peut-être… René Sarvil… Ça ne vous dit pas plus ? Pourtant, ça vous chante. La preuve, un seul titre, suffira pour commencer : Adieu Venise provençale. Cette chanson-là, comme quelques centaines d’autres, on la dit « de Vincent Scotto » (qui en a signé la musique), en oubliant le nom de l’auteur.
Les comédiens (de g. à d.) : Cristos Mitropoulos, Ali Bougheraba, Camille Favre-Bulle, Benjamin Falletto…
L’oubli colle tellement à René Sarvil, que son neveu Georges Crescenzo et Michel Allione sous-titrent le livre qu’ils lui consacrent : « L’oublié de la Canebière* ». Il faut dire qu’Alibert, par exemple, s’il lui a donné un coup de pouce, s’est quand même retenu de le pousser en pleine lumière. Le roi de l’opérette marseillaise, en patron soucieux de ses responsabilités, préférait signer de son nom (ou, à la rigueur, cosigner) les livrets à succès que fournissait le parolier prolixe : Au pays du soleil, Trois de la marine, Un de la Canebière… Autre chose : René Sarvil était aussi un peu comédien. Il a tourné dans une grosse trentaine de film. Dans Manon des Sources, de son ami Marcel Pagnol, il incarne le brigadier. Qui s’en souvient ? Le rôle n’est pas bien gros, mais quand même… Il en est d’autres qui ont joué les utilités dans les collines, les boutiques et les ruelles en noir et blanc – Fernand Sardou, Andrée Turcy, Henri Vilbert… Ces noms-là, le cinéphile ne les ignore pas. C’est à croire que certains sont plus doués que d’autres pour l’anonymat…
Heureusement, il se trouve des fureteurs comme Frédéric Muhl-Valentin et Ali Bougheraba. S’inspirant du livre cité plus haut, jonglant avec les partitions, ils ont écrit L’Incroyable Destin de René Sarvil, artiste de music-hall. Un titre à rallonge qui donne envie de s’asseoir pour voir les comédiens, voir le musicien de la troupe des Carboni. Ils sont cinq en scène. Ali Bougheraba, Camille Favre-Bulle, Benjamin Falletto, Cristos Mitropoulos et Olivier Selac. Les quatre premiers, forts d’une technique sans faille, ne montrent jamais le moindre signe d’essoufflement, alors qu’ils chantent en dansant, voire en bondissant, durant une heure et cinquante minutes en comptant les arrêts de jeu – parce qu’il est difficile, du côté des spectateurs, de se retenir d’applaudir. Et sobres avec ça, dans les effets (ils ne forcent la voix qu’en cas d’absolue nécessité) comme dans le costume (le même pour tous, à un gilet près) et le décor (évoquer les tranchées de 14-18 avec quatre chaises jetées par terre, faut le faire). Olivier Selac, lui, fait, selon les ambiances, sonner son accordéon numérique comme un piano, un orgue, une guitare ou un… accordéon (quoi d’autre pour propulser Le Chapeau de Zozo, Le Plus Beau Tango du monde ou Le Petit Bal de la Belle de Mai ?).
Les personnages ? Ils sont si nombreux qu’on en perd le compte. Il faut dire que si elle n’a pas été exceptionnellement longue, la vie de René Sarvil (né à Toulon le 18 janvier 1901, mort à Marseille le 31 mars 1975) a été bien remplie. Alors on voit défiler Christiné, parolier « de race parisienne », Jacqueline, cabaretière à la langue fleurie, des cuisinières de cabanon, Pierre Dac, Roméo et Juliette (de l’Opéra), des joueurs de pétanque qui pointent à Marseille pendant qu’on tire à Verdun, Vicky Pédia, experte en histoire et en biographies, Liza Minelli et les Village People (si, si)… Même, à un moment, Benjamin Falletto, se met à faire la radio, les bras dressés en forme d’antenne de TSF…
Dans la salle du Rocher, à La Garde (Var) que les Carboni ont comblée – aux deux sens du terme – le vendredi 16 janvier, le public tournait autour des soixante ans. J’aime croire que si des « jeunes » s’étaient glissés dans l’assistance, ils n’auraient pas regretté leur curiosité. C’est qu’on est loin du rétro avec ce spectacle qui ne se prive pas de viser où ça peut faire mal (« Le Front populaire, comment dire ? C’est comme si la gauche était au pouvoir aujourd’hui »). On rit, on bat des mains, on rit, on fredonne, on rit, et, alors qu’on ne s’y attend pas, on se sent tout estransiné (au nord d’Avignon, on dirait « tout ému »).
Lu comme ça, ça devrait faire envie – sinon, je désespère. Cette fantaisie musicale tourne depuis 2012. Elle est allée loin de Marseille, partout en France, un peu en Suisse, et jusqu’à Pretoria dans l’autre hémisphère. L’agenda 2015 des Carboni se remplit doucement. Alors, si Sarvil passe près de chez vous, allez-y. N’oubliez pas.
René Troin
* Georges Crescenzo, Michel Allione, Sarvil, l’oublié de la Canebière, Autres Temps Editions, 2006.
Le 24 janvier prochain, premier jour du colloque autour du projet de Mahicha (la Maison de l’histoire de la chanson) réuni à Vandœuvre-les-Nancy (Meurthe-et-Moselle), Jacques Bonnadier donnera une conférence sur « la chanson marseillaise ». Les participants entendront sûrement le nom de René Sarvil.
Pour se faire une petite idée :
Mende n’est pas si loin de Marseille. Les Carboni y ont laissé un souvenir durable. Merci à toi, René, de l’avoir ravivé.
Oublié, cela semble être un véritable mystère pour nous ! D’autant plus que René était un personnage doué d’un ego surdimensionné. Il semblerait que le sort se soit acharné sur sa longue carrière. Il faut dire que la première malchance fut de rentrer en concurrence, dès 32, avec Marcel Pagnol et Vincent Scotto, deux génies dans leur genre. Malgré le talent que vous avez relevé dans Manon des sources, il disparut curieusement des écrans de Pagnol, car ce fut son dernier film, il disparut aussi du synopsis du roman. Je possède la dédicace de Pagnol : « À René, le sacrifié de cette édition. » En 1940, il obtient le rôle de Raguenaud dans Cyrano, un film français qui aurait pu orienter sa carrière cinématographique… Mais les Américains rachètent les droits et le film disparaît. Il aurait pu et dû écrire Petit Papa Noël, il travaillait alors avec Henri Martinet son chef d’orchestre, Raymond Vincy, était sa doublure chez Alibert… Hélas, et son Noël des petits santons disparut. Mais il aura laissé sa marque dans la culture provençale, ce fils d’émigré de la première génération aura écrit l’œuvre emblématique de la ville d’accueil de son étranger de père ! Je crois que c’est ce qui a plu a Ali Bougheraba qui incarne merveilleusement cet oublié qui ne l’est plus grâce aux Carboni de Fred Muhl. Merci encore de votre bienveillante analyse.