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Nous ne sommes pas en mesure de publier ces petites nouvelles à la manière des précédentes (c’est Walter qui s’en chargeait pour nous) sans risquer de mettre en péril la moité du site, de faire exploser les crapauds et s’envoler les rossignols. Voilà pourquoi elles figurent dans notre jardin conservatoire des années soixante : Teppaz et SLC. A l’utile et l’agréable se joint aussi une forme de logique puisque les trois « récits » concernés nous ramènent vers ces mêmes années soixante, époque à laquelle les trois gars avaient le pied léger !

Illustration : M.-F. Comte

Illustration : M.-F. Comte

En divisant par neuf le temps depuis l’été de mille neuf cent soixante-trois jusqu’à celui de deux mille dix, ça faisait cinq baux et deux ans de poussières que je n’étais pas revenu à Vallouise.
Le village, pourtant, était presque figé comme dans ma mémoire. Le Gyr, ce torrent comme une cavale, roulait toujours des eaux fougueuses que le soleil libère des glaciers. Une fois descendu de voiture, j’ai retrouvé son fracas, tel que je l’avais entendu les premières nuits, longtemps, avant de pouvoir m’endormir.
Ces lointaines vacances à la montagne, ce sont les premières que j’ai choisies. Moi, je serais bien resté près de la mer. Mais j’avais les jambes maigres et trop peu d’appétit pour échapper au changement d’air préconisé par la Faculté – en l’occurrence, un docteur débonnaire qui ne força jamais sur les médicaments.
Jusque-là, j’avais dû subir des colonies de vacances que je n’ai pas trouvées jolies. Et puis, l’hiver de 1963, un club de notables ayant décidé d’offrir une classe de neige à un petit groupe d’écoliers méritants, je m’étais retrouvé à Vallouise. L’épicière du village nous hébergeait. Un soir, à la veillée, elle dit en passant qu’elle accueillait aussi des enfants pendant les grandes vacances. Quand, à peine de retour à la maison, j’annonçai à mes parents que je voulais retourner à la montagne, ils furent surpris par mon enthousiasme, mais en même temps trop heureux pour le refroidir.

***

Le premier samedi de juillet, nous embarquâmes donc dans la 4L familiale, très tôt. Mes parents avaient prévu de faire l’aller-retour dans la journée. Ils ne s’attardèrent guère à Vallouise que le temps de m’installer et de régler avec mon hôtesse leurs affaires de grandes personnes.
Quand ils furent partis, l’épicière me dit :
« Tu sais, j’ai aussi une petite Parisienne pour trois semaines. Elle est allée se promener, mais elle ne devrait pas tarder. »
Paris, alors, pour moi, c’était une idée vague. Je ne connaissais de la capitale que les images qu’en montrait le Petit Larousse illustré et quelques revues qu’on m’autorisait à lire – on essayait chez moi de tenir les enfants à l’abri des malheurs du monde. Quelques noms aussi, qui me faisaient rêver à la radio, comme le Marcadet Palace où se déroulait l’émission de variétés Paris Cocktail. (Des années plus tard, je suis allé rue Marcadet : elle brillait moins que dans ma jeune imagination.)

***

« Ecoute-la qui vient », me dit l’épicière alors que le bruit d’une course en sandales grandissait au-dehors.
Un éclat de fille en robe légère bouscula le rideau de perles de bois qui tenait l’intérieur à l’abri des mouches.
« Ah ! il est déjà là, dit-elle à l’épicière. On l’attendait plus tard, non ? »
Puis, se tournant vers moi :
« Tu viens ? »
Je la suivis.
Vive comme une aile, elle me prit sous la sienne. Nous avions le même âge, mais elle parlait avec les gens comme une grande. Ça ne m’étonna pas plus que ça : j’avais entendu dire qu’à Paris on est plus dégourdi. Dès que nous eûmes échangé nos prénoms, elle m’entraîna dans une découverte du village à cent à l’heure, me présenta au boulanger, à la bouchère, au café-tabac-journaux… Nous finîmes dans une étable où elle ravit le fermier en s’émerveillant de son art de la traite et de la pureté du lait.
J’étais amoureux d’elle, déjà, même si, ignorant tout de cet état, je ne le savais pas.

***

Comme il fit beau les jours suivants, nous les passâmes à explorer les environs. Le fils de la maison, un lourdaud que nous n’aimions guère, aurait bien voulu nous accompagner, mais sa mère lui rappelait toujours quelque corvée qui pour être douce – aller chercher du pain, surveiller la boutique pendant qu’elle rangeait la réserve après une livraison – n’en exigeait pas moins sa présence.
Souvent, nous nous réfugiions au pied d’une cascade à l’écart des chemins. C’est là, allongé sur une roche plate, piqué par les embruns d’eau froide, que je reçus ses confidences. Elle me parla de ses parents, qui venaient de divorcer, et de la vie qui l’attendait, seule avec sa mère, dans un nouvel appartement qu’elle découvrirait en rentrant à Créteil. Elle me dit aussi sa déception de n’avoir pas pu devenir petit rat de l’Opéra. Etant de la campagne, je ne vis pas là de quoi rêver, mais comme je n’osai pas lui demander d’explications, j’attendis de retrouver mon dictionnaire pour comprendre.
Bien sûr, nous eûmes des orages. Deux ou trois dans les deux semaines qui passèrent si vite. Et un après-midi qu’il pleuvait, elle me proposa tout soudain :
« Tu veux que je t’apprenne à danser ? »
Comme elle n’attendait pas de réponse, elle s’échappa pour revenir dix minutes plus tard, chargée d’un électrophone à piles et d’une poignée de disques. Elle avait sans doute emprunté le tout à la patronne de l’hôtel, de l’autre côté du pont.
L’épicerie était flanquée d’un garage dont le toit faisait une terrasse qui donnait sur la cuisine de l’appartement au-dessus du magasin. C’est là que j’ai pris une inoubliable leçon de twist.
« Je crois que le mieux, c’est celui-là, conclut-elle après avoir consulté le verso des pochettes. Il y a une face avec le même twist en français et en anglais. Ça te laissera le temps de bien regarder comment je fais avant de te lancer. »
Johnny n’a jamais été mon rockeur français préféré, mais je l’avoue, bien des années après, quand j’ai vu au marché aux puces ce quarante-cinq tours où il enchaîne deux versions de Viens danser le twist, je l’ai acheté en souvenir de ma petite Parisienne.

***

Un autre samedi, mes parents sont revenus, et je suis reparti. Elle devait rester quelques jours de plus. Nous nous sommes promis de nous écrire, elle et moi, et nous l’avons fait, au moins deux fois. Elle a arrêté la première : au mois de janvier d’après, je lui ai envoyé une carte de bonne année, elle n’a pas répondu.
Quelques mois ont passé, et comme j’écoutais le deuxième trente-trois tours d’Adamo, elle m’est revenue, le temps d’un bout du refrain de Petit Camarade :

Ton petit camarade
Tu l´as oublié
Adieu nos promenades
Adieu notre amitié

 J’ai oublié le nom de l’épicière. Je ne sais plus le prénom de son fils. Mais je me souviens de celui d’Annick. Et de son nom aussi. Même si je ne l’écrirai pas.

 René Troin

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