Nous aimons bien aimer « contre ». Si nous aimons le tennis, par exemple, c’est souvent contre le foot ou le rugby, si nous aimons le cinéma d’auteur c’est contre les grosses productions américaines, le jazz contre la musique de variétés, et la chanson dite de « qualité » contre les produits industriels du show-business, etc. Nous avons besoin de nous enthousiasmer et de détester tout autant ! Comme si la détestation renforçait nos enthousiasmes et nous rassurait sur leur réalité. Pour être certain d’aimer, il faut aussi détester.
Aimer, tout simplement, un chanteur et ses chansons, sans en vomir un autre, que l’on considère comme son contraire, serait sans doute trop fade. On ne serait peut-être même pas sûr de l’aimer complètement si l’on n’en détestait pas un autre en même temps.
Bien sûr cela peut conduire à des situations paradoxales. Surtout quand on se découvre du goût pour quelque chose qui par principe vous dégoûte ! Il est très difficile de déroger à l’obligation de ses goûts, comme de ses dégoûts. Changer n’est pas simple, on peut avoir l’impression de perdre la cohérence de sa personnalité ! Il faut donc trouver des ruses, des artifices et des mots pour dire sa contradiction.
On peut ainsi, lorsqu’on est amateur de chanson de qualité que les « médias scandaleusement ignorent » (médias qu’on déteste, il va sans dire), être fort marri de se découvrir du goût pour un jeune chanteur à la mode, chouchouté par le business. A l’exact opposé de ceux qu’on aime d’habitude, et qu’on devrait donc détester. Face à un tel paradoxe, il faut alors trouver la parade et justifier l’incohérence de son point de vue… On dira alors, par exemple, que l’on aime cet artiste malgré son succès….
Malgré son succès... C’est vrai que l’absence de succès peut devenir une condition nécessaire au goût que l’on manifeste pour certains artistes et pour un certain type de chanson, comme si c’était un gage de qualité. Aimer ce que le « grand public » (qui est-ce ?) ignore et ne saurait donc apprécier, c’est une manière de se distinguer, de se différencier de la masse, du commun. Et ça, c’est le désir d’un peu tout le monde.
Cependant, il suffit d’un rien pour que le goût commun vous rattrape… et fasse ainsi la preuve que ce qui plaît au plus grand nombre n’est pas forcément sans valeur. Et qu’on est, au fond, pas si différent de ses semblables, comme le nom l’indique.
Pierre Delorme
Merci pour cet article de qualité qui me rassure sur la capacité de l’être humain à relativiser. Peu importe mes états d’âme. Tout de même mes craintes de retomber dans « guerre de religions, sectarisme et extrémisme » sont à présent dissipées par ce regard critique, cette « eau dans le vin », ce 360° dont je me délecte, tout comme des découvertes, de votre érudition et de la qualité tant de la forme que du fond de vos propos. En espérant pouvoir comprendre un jour ce qu’est la chanson française, versus, chanson française de qualité, versus, variété, versus banalité. Aux dernières portes ouvertes de la Sacem, un auteur me répondait qu’« il n’y avait que de la chanson ». Un éditeur m’expliquait que « la variété était généralement un peu plus légère que la chanson française »… Perplexité devant cette insaisissable catégorisation. Anatole France disait : « Les politiques sont comme les chevaux, ils ne peuvent marcher droit sans œillères. » Content de constater que cet adage ne s’applique pas aux rédacteurs et lecteurs de « Crapauds et Rossignols » aux oreilles bien plus ouvertes et alertes.