Longtemps nous avons écouté les chansons les yeux fermés, laissant vagabonder notre imagination au fil des voix qui les chantaient. D’autres fois nous avons suivi les paroles imprimées sur la jaquette pour mieux goûter la performance poétique de l’auteur, ou simplement associer le plaisir de l’audition à celui de la lecture.
Aujourd’hui la dégustation de chansons sollicite l’œil autant que l’oreille. Depuis la généralisation du « clip », à partir des années quatre-vingt, et le développement de l’internet, les chansons sont le plus souvent reçues avec des images animées*.
Le rapport des chansons avec les images animées ne date pas d’hier, le premier film parlant racontait l’histoire d’un chanteur (Le chanteur de jazz, Alan Crosland, 1927). Cependant l’usage systématique de vidéos pour illustrer les chansons est assez récent et on peut se demander si le phénomène ne va pas modifier la perception que nous en avons. Cette nouvelle manière de goûter les chansons va certainement faire disparaître l’imaginaire individuel que stimulait une chanson simplement « écoutée ».
La modification des conditions de réception des chansons risque également d’avoir une incidence sur la façon de les fabriquer. Les auteurs-compositeurs et interprètes, qui sont les plus nombreux sur le marché aujourd’hui, ne vont-ils pas dorénavant concevoir leurs chanson avec des images, voire un scénario pour un mini-film ? Ils deviendront peut-être auteurs-compositeurs-interprètes et réalisateurs. Il y en a certainement déjà.
Les évolutions successives des techniques d’enregistrement ont transformé petit
à petit le studio en instrument de création à part entière dans le processus de fabrication des chansons. L’accès facile, peu onéreux, au tournage en vidéo, grâce aux nouvelles technologies, pourrait très bien faire aujourd’hui de la caméra un autre outil privilégié pour la création de chansons.
On en appelle souvent à l’alchimie entre les mots et les notes pour rendre compte, comme on peut, de ce qui fait la réussite d’une chanson. Peut-être faudra-t-il dorénavant prendre en compte, dans cette combinaison magique, un nouvel élément : les images. Elles ne seront plus là pour simplement illustrer la chanson (ou la chanson pour les commenter), mais elles formeront un tout indissociable avec les mots et la musique. L’alchimie gardera sa part de mystère.
LTG
* L’usage domestique de l’informatique permet aujourd’hui à tout un chacun de publier sur la Toile des montages de photos, des animations, des captations diverses, pour illustrer les chansons de son choix, ce qui est une nouvelle manière d’en donner une « interprétation ».
La question est intéressante.
Je doute quand même qu’un auteur-compositeur intègre en amont la vidéo à venir de sa chanson, parce que son travail d’écriture consiste précisément à mettre en mots et en musique des images intérieures et premières. D’une certaine manière, il écrit ce qu’il voit.
Sur cette chanson, l’auditeur lui-même va créer ses propres images, souvent différentes et parfois même décalées par rapport à celles de l’auteur. C’est bien ainsi, chacun s’appropriant à sa manière les chansons.
Quant au clip, il me semble être dans tous les cas réducteur, parce que là où les mots ouvrent à des perceptions différentes, l’image fige un seul rendu. Les plus belles images in fine sont celles que chacun se crée sur une chanson, lorsqu’elle en est porteuse.
Il reste qu’un beau clip peut compenser la faiblesse d’une chanson. Il reste surtout qu’on vit à l’heure de l’image et que c’est un vecteur sans doute à ne pas négliger.
Dans le meilleur des cas, un clip devrait peut-être se contenter d’être une sorte de plat pour le mets chanson.
L’hypothèse évoquée est que la façon d’écrire elle-même changera puisque la chanson sera envisagée dès le départ avec des images, les mots joueront peut-être un autre rôle que celui qu’ils jouent maintenant (à savoir rendre compte des images intérieures de l’auteur, comme vous le dites, et stimuler l’imaginaire de l’auditeur). Les chansons procureront peut-être un autre type de sensations. De la même façon que le cinéma a changé la manière de lire et d’écrire les romans (les longues descriptions documentaires ont disparu, par exemple). Bien des romans sont pensés aujourd’hui dès le départ comme des films, et le fait que le cinéma existe a changé les images « intérieures » des romanciers. Comme la vidéo pourra changer celles des auteurs-compositeurs. Bien sûr, cela reste une hypothèse.
Les modes d’expression changent au fil de l’évolution des techniques (par exemple, sans la peinture en tube, les Impressionnistes ne seraient pas allés peindre en extérieur, sur le motif ; sans l’invention et le développement de l’écriture musicale, pas de musique symphonique ; sans l’amplification, pas de rock, etc.) Tout change et évolue, mais le besoin d’expression demeure, et c’est très bien !
Pour ma part, je perçois toujours ces images de clip comme une réduction de mon imaginaire, je n’en vois pas beaucoup, parce que ce n’est pas ce qui me fait envie en chanson. Un des rares dont je me souviens c’est celui de Bashung, Osez Joséphine, avec le cheval blanc au galop calé sur le rythme…
Penser au début d’une chanson aux images qu’on va mettre dessus, c’est plus une démarche de cinéaste que de chanteur… mais pourquoi pas ? Il y a bien des cinéastes qui ont d’abord la musique en tête et qui construisent leurs scènes en fonction de la partition (Michel Deville).