Chaque mort d’un artiste ressuscite cette antienne : « Il va nous manquer. » Ou sa variante pressée : « Il nous manque déjà. » Ah, bon ! et pourquoi ? Que François Béranger manque à sa famille, que Georges Moustaki manque à ses amis peut se comprendre. Mais comment défendre l’idée que ces deux-là, et d’autres que j’aurais pu citer, nous manquent à nous qui ne les connaissions qu’à travers leurs chansons ? Lorsqu’ils ont disparu, Béranger, Moustaki et les autres, leur œuvre était bouclée. Pour la part d’eux qui, par moments, nous manque, nous avons leurs disques… Alors ? Alors, seuls peuvent manquer à leur public les artistes en constante recherche. Et dans les récents disparus du monde de la chanson, je n’en vois que deux (si vous en voyez d’autres, ouvrez la fenêtre « Commentaire »). Bashung, dont on ignorera toujours où ses expérimentations sonores et lexicales (même s’il n’écrivait pas ses textes, il les inspirait avant de les vampiriser) l’auraient conduit. Et Daniel Darc, dont on sait qu’il avait commencé à travailler avec l’Orchestre national de jazz et dont on a découvert, sur son album posthume (chroniqué ailleurs sur ce site), deux versions inattendues de chansons du Répertoire. Expérience d’un jour ? Entame d’exploration d’un nouveau territoire (nouveau pour Daniel Darc, je veux dire) ? La réponse nous manque.
René Troin
Quand j’ai lu « Et dans les récents disparus du monde de la chanson, je n’en vois que deux, si vous en voyez d’autres, etc. », j’étais certain de lire le nom d’Allain Leprest.
Tout le monde peut se tromper…
C’est un point de vue… mais les temps changent, et parfois on se dit : « Tiens, qu’est-ce qu’il en aurait pensé, qu’est-ce qu’il en aurait dit, comment il l’aurait dit, ou est-ce qu’il en aurait dit seulement quelque chose ?… » C’est là qu’on peut ressentir un « manque », bien sûr je pense à Brassens mais aussi à d’autres, et pas forcément à des artistes, mais à des gens rencontrés, côtoyés ou simplement appréciés à distance !…
Cette réflexion est totalement égoïste. Mais tellement justifiée.
On avait pris l’habitude de « recevoir » de Brassens un disque (environs douze chansons) tous les ans. De savoir qu’à sa mort on devra ressasser les déjà entendues, connues, ou même gratouillées à la guitare, avait de quoi nous rendre tristes… Non, Brassens n’avait pas tout dit ! Non, Leprest était loin aussi d’en avoir terminé avec l’écriture, et ceux-là, entre autres, nous ont laissés avec cette égoïste frustration de n’avoir plus rien de nouveau à nous mettre entre les oreilles, comme on disait du temps où la radio avait de la bonne nourriture à y instiller.
Article inintéressant au possible qui ne me manquerait absolument pas s’il n’avait pas été écrit.
Balavoine aussi aurait pu évoluer, depuis ses débuts avec Les aventures de Simon et Gunther, il avait viré show-biz, mais étant donné son potentiel, on pouvait espérer des choses intéressantes comme pour Danièle Messia.
Très bon article qui va droit au but. Trop droit pour certains ?
Pour répondre à une telle question, je distingue les artistes que je n’ai jamais eu la chance de voir sur scène de ceux que je côtoie plus ou moins fréquemment. Je n’ai jamais vu Brel, Brassens, Barbara sur scène, et j’en éprouve un vif regret. Mais leurs CDs me permettent de les écouter jusqu’à plus soif et ils ne me manquent pas. Par contre, quand je vais voir ces innombrables hommages à Leprest, plus ou moins bien mis en scène, mon rêve secret est qu’au lieu d’entendre tous ces artistes interpréter, parfois avec une immense sensibilité, les chansons d’Allain, on le voie débarquer des coulisses et se mettre à chanter ses propres chansons, et là il me manque beaucoup.
Article intéressant qui met le doigt sur un problème. En tant que simple public, pourquoi devrions-nous nous attrister de la mort d’un artiste ?
Personnellement, égoïstement bien sûr, je suis seulement déçu de ne pas connaître la suite des aventures artistiques. Mais encore faut-il que les dernières productions du décédé en aient valu la peine… Ça élimine d’office Leprest, dont les derniers disques étaient franchement ternes, ennuyeux. Il n’était même plus capable de chanter…
Pour ma part, j’éliminerais aussi Daniel Darc, dont La Taille de mon âme m’avait crucifié d’ennui. J’ai écouté la première chanson du nouvel album et j’ai trouvé ça tellement grotesque que je n’ai pas réussi à poursuivre l’écoute… Pour moi, Darc est l’homme d’un seul disque essentiel: Crèvecœur. Le reste relève du culte de l’artiste maudit.
Moustaki signait encore des bons disques mais il n’était plus capable de continuer, donc pourquoi le pleurer ? On a encore toute sa riche discographie pour se consoler.
Celui que je regretterai le plus c’est Bashung, car lui il savait innover, se rénover, apporter quelque chose de neuf. Et les excellents disques de lui ne sont pas si nombreux pour qu’on puisse vivre encore cinquante ans à les réécouter.
Bien sûr ils continuent à vivre à travers leurs chansons, mais parfois, il y a un plus. Dans les années 74-75, j’ai croisé deux ou trois fois Herbert Pagani, et à travers un petit bout de conversation, j’ai eu le sentiment de rencontrer un ami, et de perdre un ami quand il est mort en 1988. Même chose pour Moustaki, rencontré plus souvent, en fait c’est le regard que ces artistes posent sur les gens qui crée ce sentiment. Celui de perdre un ami… ou l’idée qu’on s’en fait. J’ai aussi croisé Johnny, ça ne m’a pas fait la même impression.
J’ai vu Brassens sur scène à Bobino par un grand coup de chance, et j’aurais bien aimé le revoir, il avait certainement quelque chose à dire encore. Brel, je n’ai pas eu cette chance, c’est L’Homme de la Mancha que j’aurais surtout voulu voir… J’étais un peu jeune à l’époque. Pagani, je l’ai vu aussi et j’aime m’en souvenir tel qu’il était à l’époque. Les artistes qui ont une personnalité, on a l’impression c’est vrai de perdre un ami quand ils disparaissent. C’est tout ce qui fait la différence avec ceux qui ne sont pas de vrais artistes. Pour Darc que je connaissais à peine, j’ai écouté La Taille de mon âme, puis Chapelle Sixtine, après sa mort, et je n’ai pas été crucifiée d’ennui, mais de regret qu’il n’ait pu continuer et être mieux reconnu. Les gens doivent être maso, vu la forte écoute de ces deux albums. Moustaki, « plus capable de continuer, pourquoi le pleurer ». Et belle épitaphe pour Allain Leprest dont l’écoute de ses dernières prestations me crève d’émotion ! Mince, j’espère que vos amis pleureront lors de votre disparition même si vous ne leur êtes plus utile !
N’en déplaise à qui veut bien, j’ai pleuré à l’annonce de la mort de Béranger et, quand Barbara s’en est allée, tous mes amis m’ont téléphoné pour me présenter leurs « condoléances »… Déplacé, sans doute, mais certains artistes peuvent déborder de la sphère publique et coller à la peau d’un quidam au point d’être assimilés à sa personnalité… C’est le prix à payer de la notoriété : se mettre en scène participe de cette rencontre avec une multitude d’intimités ; alors qu’y a-t-il d’illégitime à se sentir personnellement affecté par la disparition d’un artiste qui nous a accompagné toute une tranche de vie ? Oui, ils me manquent, Béranger, Barbara ou Leprest, parce qu’avec leur disparition s’est tournée une page… Votre point de vue se défend mais ne prend pas en compte ce qui fait la particularité de la chanson en tant qu’expression artistique : une matière qui ne souffre pas d’explications rationnelles et relève du domaine de l’intime, du plus profond de l’intime.