Jusqu’aux années cinquante environ, pour faire une carrière d’interprète et prétendre chanter sur une scène, il fallait être doté d’une voix que le public considérait comme légitime, il fallait avoir « du coffre » et un timbre « agréable » ou « original » mais puissant. La qualité de la voix et sa puissance étaient les critères premiers de reconnaissance d’un artiste par le public, c’était l’héritage direct du temps où l’amplification n’existait pas, où il fallait « passer la rampe ».
Avec la généralisation de l’usage du microphone et l’apparition massive des auteurs-compositeurs-interprètes, les critères vont changer. L’originalité du répertoire prendra le pas sur la qualité vocale. Les défaillances éventuelles, l’absence de coffre, ne seront plus des obstacles aux carrières, le public s’habituera aux voix « atypiques ». Les défauts d’hier deviendront même parfois des qualités ou du moins une caractéristique essentielle de l’identité de l’artiste (Georges Brassens, Pierre Perret*, Renaud, etc.).
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui écrivent et composent les chansons qu’ils interprètent. Au-delà du désir sans doute réel de s’exprimer en mariant les notes et les mots, on peut se demander si chanter ses propres œuvres n’est pas aussi parfois la seule solution possible pour chanter « quand même », malgré le handicap d’une voix peut-être banale ou peu remarquable, voire défaillante, qui ne permet pas de se frotter à un répertoire plus exigeant vocalement, comme le faisaient les interprètes d’époques plus anciennes, ou même à celui d’artistes plus récents que leurs particularités vocales rendent difficiles à reprendre sans tomber dans la simple imitation.
A défaut de légitimité vocale, un répertoire sur mesure, qu’on se concocte pour soi-même, peut permettre de chanter malgré tout, comme l’ont fait Brassens ou Renaud, par exemple, sans pour autant se prendre pour des chanteurs.
On peut aussi espérer rencontrer le même succès qu’eux, mais à condition de faire preuve d’originalité, d’apporter quelque chose de neuf, et ça, c’est une autre paire de manches.
Pierre Delorme
* Pierre Perret raconte (est-ce vrai ?) qu’il alla rendre visite à Georges Brassens, déjà célèbre, pour lui faire connaître ses chansons.
« Elles sont bien vos chansons, vous devriez les chanter ! dit Brassens
– Mais je ne suis pas chanteur ! proteste Pierre Perret.
– Et alors, Georges non plus ! » conclut Püppchen, la compagne de Brassens.
Une anecdote se répand de bouche à oreille : au milieu des années 40, juste après la Secondende Guerre mondiale, Charles Aznavour était programmé à l’Alcazar de Marseille. Sa voix ne couvrait pas le brouhaha des spectateurs. Tout à coup, une voix s’est élevée (avé l’assent) : « Oh ! Taisez-vous ! Laissez chanter le mime ! »