Le matin de Noël de 1964, j’ai découvert un Teppaz là où j’espérais un beau livre. C’était un modèle Oscar, blanc cassé, je m’en souviens. Et j’en ai pris grand soin, je promets. Quand je l’ai donné, sept ou huit ans plus tard, à une petite-cousine qui lorgnait dessus, la couleur n’avait pas bougé. Moi, j’étais passé à la stéréo. Et j’en ai mis du temps avant de regretter le son du haut-parleur niché dans le couvercle. Jusqu’à ce qu’il remonte comme une madeleine un jour de Cidisc, à Paris. C’est le rendez-vous des collectionneurs de disques. Deux fois par an, on s’y presse. Certains même font la queue deux heures avant l’ouverture (et il faut y aller porte de Champerret quand on n’habite pas celle d’à côté – c’est un voyage) histoire d’être le premier à mettre la main sur le 45-tours Philips 432 724 BE sans titres sur la pochette (une bizarrerie due à l’inattention d’un ouvrier d’imprimerie, vite rattrapée par un de ses collègues, mais quelques exemplaires ne sont pas passés au pilon), des fois qu’un marchand spécialisé en Johnny Hallyday en aurait un exemplaire sous le comptoir. Cette fois-là, j’ai à peine dépassé l’entrée, happé par un stand où étaient exposés des Teppaz couvés des yeux, aux verres épais, par un mec un peu gras et lunaire. J’ai pointé un tourne-disque d’un index que je voulais pas plus ému que ça :
« Vous le vendez combien ? » j’ai demandé.
Le bonhomme a dit un prix non négociable, qui se payait en francs liquides. Pour être heureux, on paie comptant.
Comme je n’avais guère sur moi que de quoi acheter le 45-tours Polydor 27311 de Leny Escudero, et, pourquoi pas, le numéro 36 de Salut les copains, où pages 22 à 25 et 120 Jean-Marc Pascal et Benjamin Auger racontent leur rencontre avec un Bob Dylan « pas commode », le type m’a écrit à lettres appliquées son adresse. Et nous sommes convenus d’un rendez-vous.
« Sonnez à l’heure exacte. Je n’ouvre pas si je n’attends personne », m’a-t-il prévenu avant que je m’éloigne.
J’ai tout oublié de sa rue. Sinon qu’elle se trouve dans ces confins du seizième arrondissement, ce Paris où l’on ne va jamais sauf si on y habite. Ou si on s’appelle Patrick Modiano.
Comme j’étais en avance, j’ai un peu traîné dans ce quartier hautain en veillant à ne pas trop m’éloigner de l’immeuble rouge que j’avais pris soin de repérer.
A l’heure dite, j’ai sonné. Un chien s’est jeté de l’autre côté de la porte. Il a aboyé un long moment avant qu’une voix brutale ne l’arrête. J’ai attendu encore pendant que, je supposais, on enfermait la bête.
Enfin, la porte s’est ouverte :
« C’est bien vous, a dit mon bonhomme. Entrez. »
L’endroit entier baignait dans l’ombre à peine contrariée par la lumière de quelques ampoules nues. Des étagères couraient dans le couloir, chargées d’électrophones dans un état de restauration plus ou moins avancée.
Suivant toujours le type, j’ai vu, derrière une porte vitrée, un lit de camp sans draps ni couverture, et dessus, le chien. Silencieux désormais. Je me demandais s’il vivait là avec son maître, ou si ce dernier l’abandonnait le soir pour rejoindre un home plus amène, en lui laissant la garde de ses trésors.
Le type parlait maintenant. Il m’expliquait qu’il avait des correspondants dans toute la France, qui fréquentaient pour lui les brocantes et les puces. L’état des appareils n’avait pas d’importance. Il récupérait les pièces.
Au fond de l’appartement, dans une cuisine sans odeurs, il me montra un Teppaz posé sur une table en Formica. Un Oscar, comme dans mon adolescence, mais du type Senior (normal : j’avais vieilli).
« Voilà le vôtre, il m’a dit. Vous avez de la chance. Il appartenait à quelqu’un de très soigneux. J’ai même retrouvé le bon de garantie dans le boîtier. Je vous l’ai laissé. »
Avant que je m’en aille, il m’a encore dit son métier. Il était promeneur de gens dans Paris.
En attendant le métro, dans une station vaste et vide comme une cathédrale, je fredonnais la première chanson que j’ai jouée sur un Teppaz : Tchick Tchang de Monty. Eh ! oui, c’est par là que j’ai commencé.
René Troin
Salut
Très jolie histoire, ça aurait plu à Doisneau et Léo Malet.
Et très bonne idée, ce triple jeu…
Puisqu’il faut faire dans le « réseau social » je partage …
Cordialement
N Gabriel
Je n’ai pourtant pas beaucoup connu René, mais ça me fait une peine inouïe de relire ce chouette souvenir.