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Photo : Clynton/Fotocommunity

Photo : Clynton/Fotocommunity

Et la journée a été particulièrement chaude.
Le temps semble s’être immobilisé au-dessus de la ville assommée par la chaleur. C’est l’anniversaire de mon épouse. La réception bat son plein dans le grand salon illuminé. Les invités sont nombreux et je fais de mon mieux pour sacrifier à mes obligations. De fausses amabilités avec l’une en propos ironiques avec l’autre, je veille d’un œil discret à ce que personne ne manque de rien, ni de jus de fruits, ni d’alcools… Cependant il fait si chaud que la glace a fondu dans les seaux et que le champagne tiède est imbuvable. De temps en temps je m’approche discrètement d’une des fenêtres ouvertes du grand salon pour essayer d’y trouver un semblant de courant d’air… Les lumières de la ville clignotent çà et là, on entend des voix aux terrasses toutes proches, des éclats de rires. Plus loin, le fleuve au pied de la colline a l’air d’être immobile aussi. On aperçoit des silhouettes lentes qui flânent sur la berge, à la recherche d’un peu de fraîcheur.
J’ai congédié ce matin une des filles de cuisine. Son décolleté et son rire trop généreux déplaisaient à mon épouse (qui devait se douter de quelque chose). C’est vrai que cette fille est d’une belle nature,  une solide amoureuse dont les charmes ne m’ont pas laissé de marbre. Il m’a fallu prendre un air grave pour lui signifier son congé, mais elle a ri et n’en a pas fait un drame. Sans doute est-elle allée rejoindre ses copines pour faire un tour sur les berges dans l’espoir de trouver un soldat en goguette. Peut-être est-elle une de ces silhouettes aperçues au loin.
Et toujours pas le moindre souffle d’air… Je desserrerais bien ma cravate et me débarrasserais de mes chaussures avec plaisir.  En me penchant, j’aperçois la femme du notaire et celle du chef du contentieux, qui papotent sur la terrasse. Ces deux-là ressemblent à des glaçons dont nulle chaleur ne viendra plus jamais à bout. Expertes maussades et perfides, elles parlent, je le comprends vaguement, de la jeune épouse d’un colonel, qui aurait fait une escapade à Varsovie avec un simple lieutenant de la garnison. Je laisse filer la suite…
On voit, en contre-bas, les lampions accrochés dans les arbres de la place. Une jeune fille danse devant les anciens, posés comme des sages sur les bancs… et il fait toujours aussi chaud.
Les nuages se déchirent mollement au loin, la chaleur et le champagne aidant, je m’imagine y voir des paysages, des côtes, des golfes, des îles et des océans ouverts à l’aventure. De quoi prendre un voilier et naviguer jusqu’aux antipodes, sur les traces de Gauguin, aux Marquises, ou ailleurs.
La voix de mon épouse, me ramène à la morne réalité de cette ville à jamais ancrée en pleine terre.
– Jacques, je crois que nous allons manquer de champagne !
– Donnez leur du jus d’orange, ma chère, il fait si chaud !
Une femme à son balcon secoue une nappe. Un homme bedonnant et en bretelles, regarde le ciel vers lequel on dirait qu’il rote, sans vergogne.
De canapés en petits fours la soirée s’étire lentement, puis les invités commencent enfin à prendre congé, par grappes. Nous les accompagnons jusqu’au perron. Nous saluons Son Éminence, le bedeau, le notaire et Madame, le chef du contentieux et Madame, le colonel et sa jeune épouse… La dernière automobile partie, la lune éclaire le gravier de l’allée déserte et on dirait que la température a baissé un peu. Par les fenêtres du salon on entend les cliquetis des assiettes et des couverts. Le personnel commence à desservir.
– Fernand, dis-je au majordome, vous veillerez à bien éteindre vous-même le lustre à facettes avant de fermer le grand salon.
– Oui, Monsieur le sous-préfet, bonne nuit, Monsieur le sous-préfet.
Nous avons pu rejoindre enfin nos appartements. J’ôte mes chaussures, ma cravate, et je sors un instant sur le balconnet. Toujours pas un souffle.
Mon épouse, à sa coiffeuse, se démaquille lentement. Elle porte un déshabillé grotesque. Je pense en souriant à la fille de cuisine qui a dû trouver, à l’heure qu’il est, un coquin. Heureux homme !
– Quelle réception, Jacques ! J’ai cru que cela ne finirait jamais. Ces mondanités m’assomment, je suis éreintée ! Et vous, comment vous sentez-vous, mon ami, vous me semblez songeur ?
– Oh, je me sens comme un soir d’été, ma pauvre Mathilde, comme un soir d’été ! C’est bien simple, le soir d’été c’est moi !

Pierre Delorme

Cette nouvelle est librement inspirée de Je suis un soir d’été,  la chanson de Jacques Brel.


Collage : M.-F. Comte

Collage : M.-F. Comte

Oscar achetait rarement le journal.
« J’ai bien assez de la télé, qu’il disait, pour savoir qu’y a tous les jours la guerre quelque part et, une fois par an, la foire au boudin à Mortagne-au-Perche. »
Oscar était un sage ou un con, selon les opinions. Mais, dans son coin de Saint-Ouen, on l’aimait bien – depuis qu’on ne l’appelait plus Oscar Peau-de-Vache, en tout cas. Parce que avant, il était méchant. Peut-être parce qu’il était pas beau. Peut-être parce qu’il était miro. Peut-être parce qu’un peu des deux – qui le faisaient tout seul. Et pas marrant, ça va de soi. Les gens, à force tomber sur sa tronche en berne dans la queue chez le boucher du dimanche ou devant la machine à affranchir de l’agence postale, s’étaient fait à l’idée que le gars Oscar avait tout du tocard.
Pourtant, le matin qu’il se pointa dans sa boutique avec un sparadrap au bord gauche des lèvres, la boulangère osa le questionner :
« Un bouton qu’a saigné, m’sieur Oscar ?
– Pas du tout, je me rasais en souriant, et comme mon rasoir n’a pas l’habitude, il a pas reconnu le terrain et a fait un faux mouvement », expliqua-t-il tout en faisant l’appoint au lieu de payer sa demi-baguette avec un billet de vingt euros (« systématiquement, qu’on finirait par croire qu’il les fabrique exprès », râlait la commerçante dès qu’il avait tourné les talons).
Oscar était à peine sorti du magasin en sifflotant, que le patron disait à la patronne :
« Crois-moi, ce gars-là est amoureux. »

***
Le boulanger avait raison. Le samedi d’avant, Oscar avait rencontré Irma aux Gobelins. Le hasard avait dû s’en mêler. Car aller à Paris quand on est de Saint-Ouen et qu’on n’a pas d’auto, c’est tout un tintouin. Alors, il fallait au moins, comme ce jour-là, que l’Escurial programme Le Jour se lève dans la grande salle tendue de velours bordeaux sur des murs parsemés de photos Harcourt – un vrai voyage dans le temps d’avant que les cinémas ressemblent à des centres commerciaux zébrés d’escalators vertigineux – pour qu’Oscar se résigne à emprunter la ligne 13 du métro parisien – un cauchemar en sous-sol.
Après le film, pas pressé de rentrer chez lui, il marchait sous les châtaigniers d’hiver, montant vers Port-Royal, l’image de la balle dans le cœur de François (Jean Gabin) encore en tête et, une idée chassant l’autre, il en vint à songer : « Moi, je me mettrais bien une belle dans le cœur. »

***
« Monsieur ! Monsieur ! »
L’appel, à demi-voix, venait d’une encoignure et d’une dame accorte.
Oscar crut qu’il était la cible d’une vendeuse de charmes, bien qu’une telle présence fût incongrue dans ces parages haussmanniens.
L’apparition le détrompa. Ouvrant un sac d’un geste preste, elle révéla quelques paires de bas qu’elle écoulait à la sauvette.
Oscar, jouet d’un geste fou, acheta tout le lot avant de le laisser à la marchande, arguant qu’il n’avait ni amie ni parente à qui l’offrir.
Elle lui dit, tout émue :
« C’est beau ! »
Il comprit « T’es beau ! » et s’enhardit :
« Puis-je vous offrir un verre ? »
Elle accepta. Ils firent côte à côte les quelques pas qui manquaient pour atteindre le Val Café.
Comme ils s’asseyaient, il dit :
« Je m’appelle Oscar. »
Et elle :
« Moi, c’est Irma ».
Le soir même, ils rentraient ensemble à Saint-Ouen.

***
Comme ils affichèrent leur bonheur le lendemain dimanche, jour d’ennui, des gens les remarquèrent. Et ce constat – « Ils ont l’air heureux » – se propagea. Si bien que dans tout Saint-Ouen, très vite on n’entendit plus que : « Ils sont très heureux ! » Les gens répètent n’importe quoi. Vu que la plupart ne connaissaient pas Oscar et Irma. Pas comme la boulangère, en tout cas. Elle les couvait comme une marraine, rappelant à qui voulait l’entendre :
« Je l’avais bien dit ! »
(Alors que, hé ! ho ! voyez plus haut, c’est son mari qu’avait dit. Même s’il préférait ne pas rouscailler. Mais faut le comprendre : époux de femme de boulanger, c’est précaire comme situation matrimoniale – tous les cinéphiles vous le diront.)
C’est d’ailleurs bien la boulangère qui décida Oscar à acheter le journal :
« Vous, m’sieur Oscar, vous devriez le faire !
– Faire quoi ? demanda Oscar, qui n’avait pas même pas eu le temps de dire bonjour avant qu’elle le cueille.
– Ben, le concours du plus grand amour ! Vous n’avez pas vu dans le journal ? Le premier prix, c’est trois semaines à Poitiers. »
Vingt et un jours dans la plus peuplée des communes picto-charentaises, malgré la séduisante perspective de pouvoir goûter le chabichou à tous ses stades d’affinage, c’est peut-être un peu long, se dit Oscar qui se procura quand même le Parisien du jour au kiosque le plus proche.

***
Le règlement du concours était laconique : « Ecrivez en quarante mots* ce que vous inspire l’expression “le plus grand amour”. » L’astérisque précédait cette précision : « Les articles avec apostrophe comptent avec le mot auquel ils sont associés. »

***
Le soir même, quand Irma rentra, Oscar lui soumit sa copie :

Dire l’homme et l’amante
L’amante et l’amoureux
En paroles ardentes
Ecrire en fils soyeux
Je vis où tu palpites
Serrant tes liens brûlants
Je meurs si tu me quittes
Je laisse mon élan
Ô pensée déchirante.
Comptez, ça fait quarante.

« Tu ne crains pas, dit-elle en lui rendant la feuille, que le jury repère tes emprunts à Verhaeren, Hugo et Germain Nouveau ? »
Irma avait œuvré quelque temps dans la réserve d’un libraire ancien.
Oscar balaya gentiment la remarque de sa compagne et mit son dizain sous enveloppe.

***
Deux mois plus tard, Oscar fut avisé par lettre qu’il avait remporté le deuxième prix : une semaine à New York pour deux personnes.
Irma et lui marchèrent sur Broadway, visitèrent le MoMA, écoutèrent Brad Mehldau au Village Vanguard, se photographièrent l’un l’autre au 86e étage de l’Empire State Building, goûtèrent au sandwich au pastrami du Kat’z Deli…
Ils étaient de retour à Saint-Ouen depuis une petite semaine quand la boulangère interrogea Irma :
« Alors, New York, c’est beau ?
– Beau ? Oui, c’est beau… mais on m’a dit aussi que Poitiers, c’est joli. »
Et elle répéta ça toute sa vie.

René Troin

 Cette nouvelle est librement inspirée de la chanson Oscar et Irma (paroles : Jean Obé – musique : Marcel Yonnet), interprétée par Christine Sèvres.


BandeapartGodardLéo Durocher avait été très tôt attiré par la musique. Enfant, dans cette cité du bord de la Méditerranée où il avait grandi, il aimait à se promener sur les chemins côtiers et, bien souvent, du haut d’un promontoire, seul face à la mer, cheveux au vent, il s’inventait des orchestres symphoniques qu’il dirigeait en ouvrant grands ses bras, au rythme des vagues qui venaient s’échouer sur le sable.
Adolescent, afin de payer ses cours de piano, il s’obligeait à effectuer de temps à autre des petits boulots. L’un d’eux consista, pour un institut de sondage, à mener une enquête sur les opinions politiques des Français. Après avoir interrogé un échantillon représentatif de la population âgée de 18 ans et plus, il fut intrigué par l’un des pourcentages que son enquête avait révélés. En effet, 0,98 % des personnes interrogées affirmaient éprouver une certaine sympathie pour les idées libertaires. Les idées libertaires ? Il ignorait absolument ce que cela signifiait. Il se renseigna donc auprès d’un oncle musicien et libre-penseur, qui lui apprit que le mot « libertaire », employé pour ne pas effrayer les âmes simples, était le synonyme du terme « anarchiste », lui-même désignant des personnes à l’âme toute rongée par de foutues idées, la mélancolie pour traîner dans la vie, brandissant ici et là un drapeau noir en berne sur l’espoir, et revendiquant une parole de prophète, « Ni dieu ni maître ».
0,98 % ! Y en a pas un sur cent, se dit-il. Et pourtant ils existent…
Il souhaita en savoir plus… C’est ainsi qu’il fit la connaissance de quelques militants, la plupart espagnols, allez savoir pourquoi, et devint dès lors leur fidèle compagnon de route.

Georges Decette, lui aussi, avait vu le jour là où il fait soleil. Comme son collègue, il avait été bercé par la même mer. Moins ambitieux que Léo Durocher en matière de composition musicale, une simple guitare lui avait suffi pour satisfaire sa passion pour la chansonnette. De son adolescence, on n’avait retenu que cette histoire de larcin, avec trois bacheliers sans vergogne pour complices. Cela eut toutefois pour conséquence de l’obliger à monter à Paris, en faisant étape à Brive-la-Gaillarde où, sur un marché aux senteurs d’oignon, il assista à une bagarre mémorable au cours de laquelle des mégères insurgées obligèrent des gendarmes mal inspirés à crier « Mort aux vaches ! Mort aux lois ! Vive l’anarchie ! ».
Arrivé à destination, il s’intéressa à son tour à cette anarchie restée en travers de la gorge des pandores brivistes. C’est ainsi qu’il devint rédacteur d’une publication libertaire, son goût pour la belle et bonne écriture l’amenant même à en devenir, un temps, le secrétaire de rédaction et correcteur permanent.

Jacques Flamand, lui, venait d’un plat pays où il avait grandi dans la pesanteur d’une famille catholique aisée, de grisailles en silences, de servantes en servantes, promis à un avenir bourgeois. Mais là encore le jeune homme préféra la chanson, car pour lui les bourgeois c’était comme les cochons, plus ça devient vieux et plus ça devient bête. Ses amis Jojo et Pierre étant devenus notaires, il préféra partir pour la France et sa capitale. Au fil du temps, sa vision d’un avenir humaniste chrétien où la Lumière jaillirait dériva elle aussi vers un anarchisme dénonciateur des troupeaux bêlants, menés par quelques chiens et par quelques bâtons, fustigeant ces civilisés ayant inventé prisons et condamnés, et casiers judiciaires et trous dans la serrure, et les langues coupées des premières censures. On le vit même, au cinéma, tenir le rôle du Raymond la Science de La Bande à Bonnot.

Un jour de janvier, nos trois compères libertaires furent conviés à débattre de choses et d’autres, ensemble, dans un appartement parisien. Au cours de cette rencontre, qui devait rester célèbre grâce aux photos qui y furent prises, il fut bien sûr question d’anarchie. Il apparut bien vite que pour eux, plutôt qu’une idéologie politique ou un engagement militant, celle-ci relevait bien davantage d’une éthique du comportement, d’une morale du refus. Mais ce que tout le monde ignora, c’est qu’à l’issue de ce débat une ultime question leur fut posée, hors micros : « Que conseilleriez-vous à des personnes qui aujourd’hui souhaiteraient débattre de chanson et de musique ? » Léo, Georges et Jacques se regardèrent en souriant, ne sachant que dire, déjà partis en pensée vers d’autres horizons. Après quelques secondes de silence, Georges Decette se résolut néanmoins à s’exprimer, et le trio qu’ils avaient formé ce jour-là inspira peut-être sa réponse : « Je crois que si des gens avaient l’intention de créer, par exemple, un site internet consacré à cette question, je leur recommanderais de faire ça à trois, pas davantage. Car le pluriel ne vaut rien à l’homme, et sitôt qu’on est plus de trois on est une bande de cons ! »

Cette réflexion devait d’ailleurs lui rester en mémoire, au point qu’il en fit même une chanson. Ecrite un jour de pessimisme atténué, il révisa toutefois son point de vue légèrement à la hausse…

Floréal Melgar

* Cette nouvelle est librement inspirée des chansons suivantes : Les Anarchistes et Ni Dieu ni maître (Léo Ferré), Les Quatre Bacheliers, Hécatombe (Georges Brassens),  Mon enfance, Les Bourgeois, Les Singes,  Les Moutons (Jacques Brel), et surtout Le Pluriel (Georges Brassens).


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