Par une lointaine nuit de décembre, sur le plateau de Valensole, en Provence rude, un homme et une femme marchaient contre le vent glacial. L’homme avait à l’épaule un attirail trop maigre pour survivre à l’hiver. La femme était ronde comme l’est une femme à deux ou trois heures de mettre au monde. Ensemble, ils n’avaient qu’un seul vœu : trouver un endroit où se reposer. Hélas ! le ciel n’était pas avec eux.
La Lune boudait dans son quartier le plus chiche. Une seule étoile brillait, dont le nom seul dit le caractère. Elle s’appelait Polaire et avait décidé, depuis des années-lumière, de n’éclairer que les Rois – pur caprice de star – et de tenir la piétaille dans l’ombre.
« Je crois, commença la femme, je crois, mon bon, que nous sommes bien seuls, loin de tout.
– J’en viendrais à penser, répondit l’homme d’une voix où la tristesse le disputait à la colère, que Dieu, Lui-même, nous a abandonnés.
– Je ne te permets pas. Ce serait un comb… », protesta la femme dont la suite de la phrase se perdit dans une bourrasque plus forte que les autres.
C’eût été un comble, en effet. Car chez cette femme et cet homme, nos lecteurs – même les plus rebelles à la religion – auront reconnu Marie et Joseph.
Le Seigneur fut-il piqué au vif en voyant Joseph mordu par le doute ? Toujours est-il que, quelques pas plus loin, il plaça sur leur chemin un refuge. C’était une grotte profonde. Le couple s’y engouffra.
Près de l’entrée, un fagot de sarments finissait de brûler. Une peau de mouton pendait à un crochet. Dans un coin, s’étalait une couche de paille fraîche.
« Un berger doit dormir ici, dit Joseph. Restons quand même, en espérant qu’il ne nous mettra pas dehors.
– Je crois, gémit Marie, que je ne pourrais guère aller plus loin, Joseph. L’enfant arrive. Je le sens. »
L’enfant naquit comme un charme. Dieu, qui avait dans l’idée de se faire pardonner, choisit de faire grâce des douleurs à la mère de son fils.
Quand le berger revint, il découvrit Marie et Joseph, penchés sur l’enfant pour lui tenir chaud. Et comme son cœur d’homme était grand, loin de s’offusquer de leur intrusion, il s’inquiéta :
« Je crains que vos efforts n’y suffisent pas. Je vais voir deux amis à moi, pas loin d’ici. L’un est meunier et l’autre laboureur. Au premier, je demanderai de me prêter son âne, et à l’autre un de ses bœufs. »
Sur quoi, il alla d’abord jusqu’au moulin :
« Meunier, mon ami, j’aurais besoin que tu me prêtes ton âne pour tenir chaud à un petit qui vient de naître !
– Te prêter l’âne ! dit le meunier, j’voudrais bien, mais j’peux point te rendre ce service. Pas plus tard que la nuit passée, le génie de la fontaine, m’a visité en songe. Et il m’a dit que pour assurer ma prospérité, je devais toujours garder mon fils et un âne dans mon moulin. »
C’était une superstition dans ces villages où l’eau est rare, qu’il nichait dans chaque fontaine un génie qu’il ne fallait jamais contrarier.
Le berger, déçu mais pas vaincu, s’éloigna vers la première ferme.
« Laboureur, mon ami, j’aurais besoin que tu me prêtes un bœuf pour tenir chaud à un petit qui vient de naître !
– Mon pauvre, ce n’est pas possible, dit le laboureur. On ne sait jamais, un champ pourrait avoir besoin qu’on le retourne. Et pour tirer ma charrue, il faut que j’aie toujours deux grands bœufs dans mon étable. »
Sur le chemin du retour, le berger, abattu cette fois, tomba sur un homme qui marchait à sa rencontre. L’inconnu avait le cheveu long et noir, et la peau sombre. Dans chaque main, il portait une cage.
« Un gitan, se dit le berger. Un voleur de pommes et de poules. Et un sauvage… Qui sait s’il ne va pas me tuer ? »
Il recula de deux pas de crainte. Pour s’en vouloir aussitôt. Parce qu’à bien y penser, sur les bergers aussi, il s’en disait des choses : qu’il suffisait qu’un boulanger prenne femme, pour qu’ils la lui enlèvent, par exemple. Et d’autres bêtises. Alors, il arrêta l’homme :
« Le village n’a pas d’auberge, et personne là-bas n’ouvrira sa maison pour vous. Venez avec moi. »
Arrivés à la grotte, ils trouvèrent la famille, ramassée au bord des dernières flammes. L’enfant pleurait un peu. Le berger appuya son bâton contre la roche avant de s’asseoir. Le gitan déposa doucement ses cages sur le sol. L’enfant suivait ses gestes.
« Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda Joseph.
– Un crapaud et un rossignol. Deux animaux dressés que je montre aux gens sur les places des villages où je passe, quand on veut bien me laisser. L’oiseau chante, et le crapaud l’accompagne en sortant de sa gorge les sons les plus graves qu’il peut.
– Ils ont un nom ? demanda Marie.
– Le crapaud, c’est Mingus, et l’oiseau, Younsouna ».
Le feu finit de s’éteindre. Pourtant, cette nuit-là, grâce au chant de l’oiseau et aux sons du crapaud, personne n’eut froid dans la grotte.
Au matin, le gitan n’était plus là. Et Joseph dit que c’était pas tout ça, mais qu’il leur restait de la route à faire pour rentrer à Jugeals-Nazareth (Corrèze).
Le berger demeura le seul témoin de cette histoire, pas très flatteuse pour le village. Une légende vaudrait mieux. Alors le maire réunit son conseil. Le berger, invité, s’entendit demander d’oublier les animaux savants, certes, mais pas d’ici, au profit du bœuf et de l’âne. Le meunier et le laboureur qui avaient tout à y gagner, et peut-être un peu de remords, y allèrent chacun d’une bourse d’argent pour finir de convaincre leur ami. Mais ce ne fut pas là la seule récompense du brave berger. Dans sa grotte, depuis, plus de besoin de faire du feu : il y fait toujours chaud.
René Troin
Merci René pour ce cadeau. J’attends les autres !