Cet entretien de David Desreumaux avec Pierre Delorme est paru dans le n° 34 de la revue Hexagone, dans un dossier consacré aux « songwriters à la française ».
Un nouvel album
David Desreumaux : En catimini. C’est ton dixième album studio que tu viens de faire paraître. Comment nous le présenterais-tu ?
Pierre Delorme : C’est la suite des deux précédents, il a la même couleur, il n’y a que la voix et la guitare. Il y a peut-être quelque chose de plus intime dans les chansons. C’est aussi probablement le dernier car je ne sais pas si j’aurai l’énergie suffisante pour en enregistrer un autre.
Depuis 2002, tes albums paraissent tous les trois ou quatre ans. C’est ton rythme. Peux-tu raconter les différentes phases, les moments qui structurent cet écart entre deux disques ? Le processus de création aux différentes étapes en fait. (Digestion d’un album qui vient de paraître, vivre des choses et avoir envie d’écrire à leur sujet, création de nouvelles chansons, travail des musiques, envie d’en faire un disque, enregistrement, etc.)
Je ne sais pas répondre à cette question, j’ai du mal à distinguer des périodes. Je suis, modestement et à mon échelle, comme Guy Béart, « un auteur de chansons permanent ». Après chaque CD, je ne repars pas de zéro. Mes chansons sont un vaste chantier permanent où je travaille un peu tous les jours, sur des textes plus ou moins anciens, plus ou moins aboutis, plus ou moins achevés, j’en écris de nouveaux ou simplement une base de quelques vers. Quand j’ai l’impression d’en avoir terminé un, je le laisse. Le peintre Auguste Renoir disait que lorsqu’on pense avoir terminé un tableau, il faut le tourner contre le mur et le retourner trois mois plus tard, pour voir tout ce qui ne va pas. C’est un peu ce que je fais avec mes chansons, notamment les textes.
Je joue de la guitare également presque tous les jours, ne serait-ce que des exercices techniques pour entretenir mes doigts, puis j’improvise, je compose des petites pièces, c’est aussi un chantier où je puise de quoi faire mes chansons.
Tu as réalisé En catimini tout seul, à l’exception de l’enregistrement et de la masterisation. Le tout en acoustique, guitare / voix. On peut y voir de ta part le goût de la simplicité des choses, de l’épure, peut-être un besoin d’authenticité. Mais toi, quel sens donnes-tu à cela ?
J’ai du goût pour la simplicité, c’est sûr. Quand j’étais jeune, j’étais très sensible aux chansons de Bob Dylan ou Donovan seuls à la guitare, j’avais l’impression d’entendre le silence du studio autour d’eux. J’aimais bien ça et ça m’est resté.
Mais la raison principale de ce choix est une sorte de défi que je me lance : aller à l’essentiel, essayer d’ôter tout ce qui est superflu et voir s’il reste quelque chose de musical dans la guitare et la voix. Voir si la chanson peut vivre comme ça. C’est peut-être trop ambitieux, mais tant pis. Après tout, je n’ai de compte à rendre à personne, à part à moi-même !
J’enregistre voix et guitare en même temps pour obtenir quelque chose de vivant, quitte à laisser des « accidents » en route. Parfois j’ajoute ensuite.une deuxième guitare. Mais si j’ai l’énergie de faire un autre album, je le ferai, je crois, avec guitare et accordéon ou bandonéon.
Histoire de réintroduire des sons longs et plus aigus dans la musique. La guitare est un instrument assez grave, et ma voix l’est aussi.
Ce titre, En catimini, te résume pas mal en fait. Tu sembles aimer la discrétion et cette chanson évoque notamment une existence à l’écart de l’éclairage médiatique ?
Ça fait bien longtemps que j’ai renoncé à chercher l’éclairage médiatique ! Je me considère comme un amateur, un amateur « éclairé », même si ça n’est pas par la lumière médiatique !
Cette chanson comme quelques autres de l’album prend l’apparence d’un bilan de carrière, voire d’un bilan de vie. Il y a de ça ?
Il y a forcément un peu de ça, sans doute à cause de mon âge, mais ça n’est pas un bilan de carrière, je n’ai pas fait de carrière !
Le thème du temps, qui passe inexorablement, est présent un peu partout dans ce disque. Dans Les platanes notamment. Ce sablier a inspiré bien des poètes et tu ne sembles pas échapper à la règle ?
Non, je n’y échappe pas. J’aime bien une phrase de Victor Hugo qui écrit : « A un certain moment de la vie, si occupé qu’on soit de l’avenir, la pente à regarder en arrière est irrésistible. Notre adolescence, cette morte charmante, nous apparaît, et veut qu’on pense à elle. » J’aime bien aussi cette phrase d’Alain Souchon dans la petite préface à une édition de ses textes : « […] les chansons disent toujours les mêmes choses : que l’amour est difficile, que le temps passe vite, que ce qui est passé est enjolivé, que le monde est mal fait. »
J’ai bien le temps, sur laquelle se ferme l’album, distille un parfum particulier : « Depuis que je suis vieux, mon vieux / J’ai bien le temps. » Ces deux vers sont aussi beaux que légers et douloureux à la fois. Ce n’est pas tous les jours simple de promener « la carriole du passé » ?
J’avais été frappé, il y a de nombreuses années, par une interview filmée du musicien Igor Stravinsky. Il était assez âgé et sur son piano on voyait une œuvre en cours de composition et il expliquait qu’il avait du mal à composer la suite mais qu’il avait tout son temps. J’aime bien aussi un poème de Claude Roy où il écrit notamment : « J’ai peu de souffle et peu de force et moins d’élan Mais je ne me presse plus j’ai bien le temps d’attendre Depuis qu’il se fait tard j’ai du temps devant moi »
Évidemment, dire dans une chanson qu’on est vieux a peu de chance de vous porter vers les sommets du hit-parade ! Ou même de séduire des amateurs de chansons qui le sont aussi, certains trouvent ça déprimant !
Autre constante, en filigrane à tous les étages d’En catimini : la nostalgie. Je crois que toutes les chansons du disque, à des degrés divers, en sont imprégnées, non ? Dans la présentation de la chanson Les tables des bistrots dans l’album Ça ira bien comme ça, tu écris ceci : « Cette chanson est un simple exercice de nostalgie (un terrain connu des amateurs de chanson) sur nos premiers bistrots et nos premières amours, au temps de nos jeunesses. » Peux-tu développer le lien que tu perçois entre la nostalgie et les amateurs de chanson ?
La nostalgie est présente dans beaucoup de chansons, et notamment dans les grands classiques comme Les feuilles mortes, Que reste-t-il de nos amours, ou encore Avec le temps. Peut-être que la chanson est un mode d’expression bien adapté à ce sentiment que tout le monde connaît.
Vois-tu d’autres « terrains connus » des amateurs de chanson ?
Il y en a pas mal, notamment la chanson de révolte, la dénonciation des injustices, et aussi l’humour plus ou moins grinçant, et l’amour, bien sûr, ses bonheurs et ses douleurs.
Il y a de l’humour, de l’ironie taquine également dans ce disque. Je pense à la chanson Pauvres boomers notamment. C’est une autre façon de regarder, de questionner le temps qui passe ici. Les générations passent et les « vieux » d’aujourd’hui sont les jeunes d’hier. Une jeunesse qui a pourtant pesé sur son époque, mais comment les jeunes d’aujourd’hui regardent-ils leurs aînés ? J’imagine que tu t’es amusé en écrivant cette chanson ? A-t-elle sa petite histoire ? Un point de départ ? Un déclic ? Quelle en serait la fable, comme on dirait à l’université ?
Le point de départ est cette expression adressée par les nouvelles générations à la nôtre : « OK boomer. » Elle contient le reproche implicite de laisser derrière nous un monde peu reluisant et d’avoir consommé comme des cons en profitant d’une société du plein-emploi.
Les « boomers », dont je suis, ont eu aussi une fâcheuse tendance à mythifier l’époque de leur jeunesse. J’ai même entendu un journaliste de ma génération dire un jour que nous étions la génération de « l’éternelle jeunesse » ! C’est peut-être de ça que je me moque un peu !
Cette idée de « l’éternelle jeunesse » vient sans doute du fait qu’à cette époque la jeunesse est devenue pour la première fois une catégorie sociale à part entière. Elle n’était plus une simple masse à éduquer et à conduire vers l’âge adulte. La jeunesse est devenue non plus une étape, mais un état. « Que pensent les jeunes ? Que veulent les jeunes ? » étaient des interrogations fréquentes dans la presse. La jeunesse avait voix au chapitre. Mais surtout, disons-le, c’était un marché potentiel. On nous a vendu de la musique et des idoles de nos âges ou presque, puis des fringues, des journaux, des émissions radio et télé, etc. Conjointement, les évolutions techniques dans le domaine de la musique (instruments et studio) ont permis l’apparition de nouvelles manières de faire dans la musique populaire. L’époque était inventive, les Beatles et les Rolling Stones sont devenus des groupes emblématiques, les auteurs poètes comme Bob Dylan ou Leonard Cohen aussi, à travers eux nous avons trouvé une sorte d’identité. Les mœurs ont changé et il y a eu d’autres libertés
nouvelles, des luttes aussi notamment pour les droits des femmes.
C’est un peu tout ça que j’ai voulu évoquer dans ma chanson, et dire aussi que même si nous avons eu l’impression de façonner l’époque, c’est surtout elle qui nous a façonnés et que bien des choses nous ont échappé.
En fin de livret, il y a cette annotation « Une bouteille à la mer… » dont tu donnes la définition. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’une chanson est une bouteille à la mer ?
Oui, on lance le truc, un album, en se disant qu’il rencontrera ici ou là quelqu’un qui l’écoutera et dans le secret de sa sensibilité sera peut-être touché, c’est le but.
L’enseignement
En parlant d’université, je souhaiterais que tu nous racontes ton parcours à l’ENM de Villeurbanne, école où tu as enseigné l’écriture de chanson. Comment cela s’est-il fait ? Peux-tu nous donner le contexte de cette expérience et redéfinir la mission qui a été la tienne pendant ces années ?
Il se trouve que la municipalité de Villeurbanne a voulu dans les années 80 créer une école de musique et qu’elle a fait appel à Antoine Duhamel (compositeur « classique ») qui avait un certain nombre d’idées nouvelles sur ce que devrait être l’enseignement de la musique. Il voulait une école ouverte à toutes les musiques et à tous les publics, sans limite d’âge, comme c’était l’usage dans les conservatoires. L’école a rapidement eu le statut d’école nationale et on nous a demandé de créer un cursus chanson conduisant à un DEM ( diplôme d’études musicales) chanson, comme cela existait déjà dans les disciplines classiques et dans le jazz. Il a donc fallu réfléchir et imaginer un enseignement, un parcours de formation. Ça a été une expérience difficile, il a fallu faire cohabiter des points de vue parfois très différents. Mais nous y sommes parvenus, bien que les contours de cette formation à la chanson restent en évolution constante.
Comment enseigne-t-on l’écriture de chanson ? T’es-tu appuyé sur une méthode existante ? Sur des conseils donnés ? As-tu créé ta propre méthode ?
La chanson est considérée généralement comme le domaine des autodidactes. Je suis tombé récemment sur une phrase de Jean-Pierre Enard qui dit : « Le roman, comme le cinéma, le théâtre, la peinture ou n’importe quel mode d’expression, s’apprend. Ce qui ne signifie pas qu’il s’enseigne. » Je me pose encore des questions à ce sujet, mais puisque j’étais dans cette école, il fallait bien faire quelque chose quand même !
Il n’existe pas de méthode d’écriture des paroles, simplement des ouvrages (assez rares) qui sont plus le reflet de ce qui se faisait dans des stages d’écriture, des recueils d’exercices avec des « déclencheurs » d’écriture. Dans le cadre d’un enseignement régulier, c’est différent, surtout que j’avais affaire à des gens qui écrivaient déjà, pas besoin de déclencheurs ! Au fil du temps, je me suis aperçu que ce qui apportait le plus aux étudiants était le travail sur la prosodie, la versification, les rimes et le rythme. J’avais aussi un cours individuel d’accueil des ACI, où on travaillait ensemble sur leurs chansons, aussi bien les paroles que la musique. J’essayais de les aider, souvent il s’agissait de simplifier.
j’imagine que l’on s’appuie sur les canons de la chanson, comme en littérature on s’appuie sur les classiques ?
C’est ce que j’ai essayé de faire. La chanson est trop souvent limitée à son actualité. J’ai créé un cours d’analyse de chansons où, avec les étudiants, on décortiquait les chansons d’auteurs qu’on peut considérer comme des « classiques », ceux qui ont marqué la chanson. C’était aussi une façon de parler du répertoire et du contexte dans lequel les chansons étaient apparues. Si on étudie un peu les chansons de Bruant ou les chansons réalistes, par exemple, on comprend mieux d’un coup l’apport singulier d’un Charles Trenet. J’essayais de mettre une peu les choses en perspective.
En décortiquant les chansons de Vian, Brassens, Ferré, Barbara, Brel, Gainsbourg, Nougaro et bien d’autres, on apprend beaucoup de choses, qui je l’espère ont été profitables à ceux qui écrivent des chansons et qui suivaient ce cours. Une chose est sûre, c’est que pour avoir une chance de créer du neuf et d’être original, il faut connaître la tradition et étudier les « maîtres ».
Comment s’adresse-t-on à un étudiant – un apprenti chanteur donc – lorsque l’on détecte que pas grand-chose ne va dans sa production ? Ça ne doit pas être évident ? Comment le guide-t-on ?
Le département chanson de l’école a longtemps été un des seuls en France, il y avait donc une très forte demande et on ne pouvait pas accueillir tout le monde. Il y avait donc des auditions et forcément des sélections. J’accueillais les auteurs-compositeurs et je choisissais de façon forcément subjective ceux qui me semblaient intéressants. J’ai dû passer à coté de gens talentueux que je n’ai pas su voir.
Ensuite, pendant le travail, c’est une histoire de confiance. Ce n’est pas forcément facile de montrer sa création à quelqu’un qui va farfouiller dedans et émettre des critiques. Pour le prof, il s’agit d’être convaincant avec les solutions, les modifications qu’il propose. Pour la musique, l’harmonie par exemple, il y a moins de problème, mais pour les mots c’est plus délicat, chacun se sent expert de sa langue maternelle. J’essayais, je crois, de leur dire ce que rétrospectivement j’aurais aimé qu’on me dise quand j’écrivais mes chansons tout seul dans mon coin, les choses que j’ai comprises petit à petit. En même temps, il faut bien faire ses propres erreurs, elles sont nécessaires dans l’apprentissage.
As-tu suivi le parcours, la carrière d’artistes que tu as eus comme étudiants ?
Oui, je suis allé en écouter certains, je suis leurs aventures sur les réseaux sociaux, il y en a un certain nombre, et même pas mal, qui vivent de ce métier. Je ne donne pas de noms pour ne pas en oublier ! Mais je peux évoquer quand même Matthieu Côte qui semblait bien parti pour une belle carrière mais nous a quittés brutalement à l’âge de 29 ans. J’en ai aussi rencontré certains vraiment très doués, soit pour la scène, soit pour la composition (voire les deux !) et qui ont disparu sans laisser de trace, sans chercher à faire le métier, ils ont dû fait autre chose qui les intéressait sans doute davantage.
Les années d’enseignant ont-elles eu un impact sur ta propre façon de construire des chansons ?
Oui, j’ai beaucoup appris en préparant mes cours et en écoutant les chansons des étudiants.
Dans le livret d’En catimini, tu cites Mac Orlan : « Il est plus difficile d’écrire une chanson que de composer un roman ou peindre une toile. Il faut beaucoup de loyauté pour écrire une chanson et beaucoup de confiance dans la sensibilité de l’auditeur. » Au final, comment ça s’écrit une chanson ?
Ce qui m’a plu dans cette phrase c’est qu’elle vient de quelqu’un qui a écrit des romans célèbres en leur temps, comme Le quai des brumes, La Bandera, mais qui est aussi l’auteur de beaucoup de chansons populaires, un peu oubliées aujourd’hui (La fille de Londres, La chanson de Margaret ), Il savait de quoi il parlait. C’est vrai que c’est difficile d’écrire une chanson. L’idée de labeur est pourtant rarement liée à la chanson, on parle plus souvent de fulgurances, de facilité, de légèreté, d’inspiration venue sur une nappe de restaurant ou en tapotant son volant au feu rouge. J’aime bien l’idée de « confiance dans la sensibilité de l’auditeur » aussi, et la loyauté, que je remplacerais par le mot sincérité. Mais au bout de toutes ces années, je suis bien en peine de pouvoir dire comment s’écrit une chanson. On devrait d’ailleurs plutôt dire comment s’écrit une bonne chanson, parce que écrire une chanson n’est pas si difficile, il suffit de mettre des mots et des notes ensemble et les chanter, tout le monde le fait ou l’a fait de temps à autre d’ailleurs, de façon embryonnaire dans la vie quotidienne.
Qu’attends-tu d’une chanson ?
D’être ému, d’avoir l’impression d’un monde sensible qui s’ouvre et auquel on a soudain accès. D’avoir l’impression que la réalité s’agrandit un peu et que ses angles sont arrondis.
La chanson a-t-elle des vertus, selon toi, et si oui lesquelles ?
Elle doit forcément en avoir, elle est présente dans nos vies, dans toutes les circonstances, et depuis longtemps ! Je crois qu’il y a dans la chanson quelque chose de profond qui a à voir avec le souffle, le rythme et le langage, quelque chose de primordial.
Le besoin de chanter, en particulier en groupe, est partagé par tous. Quant à la chanson industrielle destinée à la consommation passive, j’ai du mal à lui trouver des vertus !
La poésie
Tu entretiens un lien étroit avec les arts, et notamment avec la poésie. Beaucoup de poètes ont dit ce qu’ils pensaient que la poésie était ou n’était pas. Pour Aragon, « la poésie est ce qui exige la révolte de l’oreille ». Pour Eluard, « la poésie est un combat ». Pour Guillevic, « la poésie, c’est la recherche / Passionnelle et comblée / De quelque chose que l’on sait / Ne jamais atteindre ». Pour Jacques Ancet, « il y a le monde, mon langage et autre chose. C’est cet autre chose que j’appelle poésie ». Et pour toi, la poésie, qu’est-elle ? Que n’est-elle pas ?
Dans ma génération, la poésie a d’abord été la récitation (quotidienne ou pas, c’est selon) à l’école primaire, l’apprentissage par cœur de poèmes, ça nous a familiarisé avec la poésie. Pour ma part, j’ai vraiment commencé à aimer les poèmes en classe de seconde. On étudiait Clément Marot, Ronsard, Du Bellay. Je grattouillais déjà un peu la guitare et je m’amusais à les chanter dans ma chambre. Au lycée, j’ai rencontré un prof qui écrivait des poèmes et était édité, Raymond Busquet, c’était de très beaux poèmes de forme classique qu’il nous donnait à un copain et à moi pour qu’on les mette en musique. J’ai commencé comme ça, par la poésie donc.
Aujourd’hui, je lis souvent les poètes, les grands anciens, Hugo, Verlaine et Rimbaud, Apollinaire, mais aussi Prévert et Claude Roy. J’ai plus de mal avec une certaine poésie que je trouve hermétique et même parfois un peu gratuite quand il s’agit de simplement faire se côtoyer des mots qu’on ne s’attend pas à voir ensemble. Dans mon esprit, un bon poème, à forme fixe ou libre, est une construction fragile et pourtant très solide dont on ne peut déplacer aucun mot sans que tout s’écroule.
Le dernier spectacle que j »ai fait, moitié théâtre, moitié récital, en compagnie d’une comédienne chanteuse, Louise Paquette, était consacré aux poètes mis en musique. Un retour aux sources en somme .
La chanson, est-ce de la poésie ? Qu’est-ce qui les différencie ?
Au départ, la chanson et la poésie était une seule et même chose, puis elles se sont séparées et la poésie est allée se percher sur les cimes de la littérature, tandis que la chanson est restée sur le plancher des vaches, un art populaire. La poésie s’est libérée des contraintes de la rime et des formes fixes, mais pas la chanson, dont la forme couplet et refrain reste prédominante, et qui a du mal à se passer des rimes, par exemple.
Le clivage poésie/littérature vs chanson (qui me semblait ne plus intéresser grand-monde) a été réactivé au moment de l’attribution du Nobel de littérature à Bob Dylan, on en a entendu des vertes et des pas mûres !
Déjà, en 1967, quand le Grand Prix de poésie de l’Académie française a été attribué à Georges Brassens, le poète Alain Bosquet a déclaré : « Pourquoi pas Fernandel ? »
D’un autre côté, Brassens lui-même disait que s’il lui arrivait de se prendre pour un poète, il ouvrait un livre de sa bibliothèque et qu’il était vite fixé. Brel, pour sa part, disait que pour être un poète il lui manquait « d’y croire ». On voit que la question n’est pas simple. Cela dit, le plus souvent la poésie contemporaine est destinée à être lue, et la chanson à être écoutée, donc les critères de fabrication et de diffusion sont différents. Le poème s’accommode du silence, il « tient à la page », la chanson est avant tout un son et sa simple lecture souvent décevante.
Si la poésie n’est pas chanson, il arrive qu’elle le devienne… Tu as, comme d’autres avant toi, mis en musique des poèmes de poètes célèbres : Apollinaire, Rimbaud, Hugo notamment. Comment met-on en musique un poème ?
On peut mettre en musique un poème de forme régulière très facilement, après, est-ce que ça devient une chanson pour autant, c’est à mon avis très rare. Ça reste le plus souvent un poème donné en chantant. Il faut une forme de génie musical pour trouver la musique ad hoc qui rend le poème inséparable de sa mélodie. Brassens a réussi avec Paul Fort et Victor Hugo, Ferré bien sûr avec Aragon et Verlaine, Julos Beaucarne a parfaitement réussi Vieille chanson du jeune temps (Hugo), Ferrat, avec Aragon et Apollinaire (Si je mourais là-bas). Mais, bien sûr, tout cela est très subjectif. Notons quand même que Brassens, toujours lui, a parfois « forcé » le poème au format chanson, comme dans Les oiseaux de passage (Richepin) ou encore Les passantes (Antoine Pol), en supprimant des strophes. Léo Ferré, dans Est-ce ainsi que les hommes vivent, a pris pas mal de libertés avec Bierstube Magie allemande d’Aragon, il a sélectionné certaines strophes et surtout il a fait revenir deux vers pour créer un refrain. Dans Je vous vois encore (Paul Verlaine) il a ajouté des la la la à la fin des strophes pour donner un tour chanson au poème. Je me suis cassé les dents sur deux classiques (Le dormeur du val d’Arthur Rimbaud et Demain dès l’aube de Victor Hugo) auxquels je voulais m’affronter. J’ai essayé de travailler sur le rythme des vers, mais, avec le recul, le résultat ne m’emballe pas et je regrette de les avoir enregistrés, ça n’apporte rien. Je suis quand même content d’avoir enregistré Au bruit de mon nom, un poème du prof poète de ma jeunesse, Raymond Busquet, que j’évoquais plus haut, je crois qu’avec la mélodie ça fonctionne pas trop mal.
Un poème ne possède-t-il pas déjà sa propre musique de par sa métrique, son rythme, ses sonorités ? C’est un jeu d’équilibre à trouver ?
Oui, bien sûr, et la plupart des poèmes peuvent bien se passer d’être chantés ! Mais la musique, si elle est celle qui convient, peut magnifier ce rythme et ces sonorités. Surtout, si la musique est populaire, cela peut donner accès à la poésie à des gens qui n’en lisent pas. Cela me semble important.
Si l’on imagine qu’il sera plus aisé de mettre en musique un poème à forme fixe, faut-il pour autant exclure de mettre en musique un poème aux mètres irréguliers, voire très irréguliers ?
Le problème est que la musique des chansons est généralement un peu prisonnière des contraintes de la musique populaire et de ses régularités (carrure, tension/détente, cadences, etc.), y faire entrer un poème « libre » est difficile. Mais on peut aussi s’affranchir des régularités de la musique et travailler plus librement, ou avec d’autres contraintes qu’on invente, comme font ou ont fait les compositeurs « classiques », mais on s’éloigne alors de la musique populaire et de la chanson au sens traditionnel du terme.
La composition
La composition, que d’aucuns pourraient vouloir reléguer au second plan, pèse pourtant pour « un gros tiers » dans la création d’une chanson si l’on s’appuie sur la sacro-sainte trinité : paroles, musique, interprétation. Quel soin veilles-tu à y apporter ?
Brassens, toujours lui, expliquait que c’est par la musique que le public était venu à ses textes. Souchon dit la même chose. Je crois qu’ils ont raison. Et même les « pires » intégristes de la chanson « à texte » entendent les mots à travers la musique, même s’ils semblent ne pas s’en soucier. Dans mon cas, la musique des chansons c’est avant tout la guitare. Je ne suis pas un mélodiste hors pair, mais j’apporte du soin au jeu de la guitare, aussi bien en ce qui concerne les harmonies, plus ou moins sophistiquées, que le rythme et les sonorités. Je dis parfois que les textes de mes chansons sont là pour accompagner ma guitare , c’est une boutade, mais pas que !
On relève souvent des phrases musicales dans tes mélodies. Si cela enjolive l’accompagnement, est-ce pour autant le seul rôle de ces phrases ? C’est une autre « parole », un autre « discours », la musique ? Un complément de sens ?
J’essaie de les faire intervenir à un moment où la chanson a besoin d’aide, d’un petit soutien émotif supplémentaire. Comme ces chansons sont dépouillées, toutes nues, elles ont parfois du mal à tenir la distance toutes seules. Parfois, ces phrases sont là aussi pour le simple plaisir de jouer de la guitare, de la musique.
Je ne suis pas musicien mais j’imagine que les harmonies, les tonalités ne sont pas choisies au hasard et viennent asseoir le climat déjà installé par le texte ? Comment cela est-il pensé ?
La tonalité est choisie en fonction du registre de la voix. Quant aux harmonies, elles donnent la couleur générale. Si on a un peu étudié l’harmonie, on peut s’amuser à faire des choses sophistiquées, mais je crois que c’est l’esprit du texte et son rythme qui guident les choix, parfois quelques accords très simples peuvent suffire et mieux convenir qu’un truc « savant ».
Les racines et la chanson d’aujourd’hui
Ton œuvre semble s’inscrire dans ce que l’on pourrait appeler un héritage folk, puisé chez des Dylan, Cohen ou encore Félix Leclerc. Y a-t-il de ça ? Que peux-tu en dire ?
Comme pas mal d’ados de ma génération, je me suis mis à la guitare à cause (ou grâce à !) des chanteurs à la guitare qui étaient nombreux. Il y avait beaucoup de rock et de folk. On a beaucoup écouté Dylan et Cohen (pas vraiment folk, d’ailleurs), mais dans le même temps on entendait souvent à la radio Brel, Brassens, Ferré, disons la « rive gauche ». Je me souviens d’avoir eu à l’époque l’impression d’être pris entre deux feux, deux styles musicaux. Hugues Aufray et surtout Graeme Allwright, en chantant les chansons du folk américain en français, ont créé selon moi un pont entre ces deux styles. Guy Béart, chanteur à la guitare, a eu son importance aussi, avec son disque de Vieilles chansons de France. J’avais aussi un disque de Félix Leclerc, Le petit bonheur est une des premières chansons que j’ai chantées à la guitare. Félix Leclerc, dont je n’ai vraiment apprécié les chansons que plus tardivement, m’a profondément influencé, sans que je m’en rende compte. Mais je crois aussi qu’on est influencé sans le savoir par des tas de chansons d’auteurs moins prestigieux et qui pourtant nous ont marqués.
Parle-nous un peu de la chanson que tu aimes, de ceux qui t’ont construit, qu’ils soient anglo-saxons ou francophones.
Comme je disais, je crois que la chanson que j’aime se situe (ou se situait) souvent à mi-chemin de la chanson à texte « rive gauche » et de la chanson folk évoquée plus haut. On se construit autant « avec » que « contre » ! Il y a tout un aspect de la « rive gauche » que je n’aimais pas, et un côté systématique de la chanson folk française et du picking à la guitare qui m’ennuyait. J’ai essayé de me frayer un chemin entre toutes ces choses. Mais il n’est pas évident d’y voir clair.
Tu as tourné un spectacle de chanson folk avec Frédéric Bobin. Peux-tu y revenir un peu et rappeler ce qu’était ce spectacle ?
Frédéric Bobin a la particularité de très bien connaître le répertoire, à la fois le répertoire français et le répertoire anglo-saxon. Nous ne sommes pas de la même génération et nous parlions souvent de la période des années soixante et soixante-dix où nous avons reçu de plein fouet ces musiques nouvelles qu’il apprécie beaucoup. Je lui ai proposé un jour de jouer tous les deux dans une petite salle lyonnaise, A Thou Bout d ‘Chant, un mini-récital où nous reprendrions en français quelques chansons folk adaptées par Graeme Allwright, entre autres. Cétait aussi une occasion de jouer de la guitare dans un style que nous aimons. L’exercice nous a plu et nos deux voix avaient l’air de bien se marier, alors nous avons poursuivi et agrandi notre répertoire, j’ai moi-même adapté des chansons de Townes Van Zandt, Tom Paxton, Leonard Cohen et d’autres. Nous avons joué de temps à autre dans les circuits où Frédéric avait l’habitude de tourner. C’était plaisant et je crois que le public était content.
La chanson représente une partie significative de ta vie. Tu chantes et tu viens de sortir un album, tu as été enseignant d’écriture de chanson et tu animes également, avec Floréal Melgar, « Crapauds & Rossignols », un site dédié à la critique chanson. Peux-tu présenter ou rappeler plus justement l’origine et la finalité de « Crapauds & Rossignols » ?
C’est un site dédié à la chanson que nous avons créé à trois : René Troin, Floréal Melgar et moi-même. J’étais ami avec René depuis de nombreuses années, la chanson nous avait rapprochés, puis nous avons rencontré Floréal sur un réseau social, dans une discussion sur la chanson française de qualité (la CFQ !) , nous avons commencé par une prise de bec mais la rigolade a rapidement pris le dessus. Nous avons sympathisé et décidé de créer un blog chanson, un peu en réaction à ceux que nous connaissions et au côté un peu « binaire » des amateurs « militants » de la CFQ qui considéraient que tout ce qui vient du showbiz est de la daube et que tout ce qui chante dans la marge confine au génie. J’exagère, mais à peine. Nous nous sommes rencontrés tous les trois dans la vraie vie, à Toulon, à Villeurbanne ou à Paris et nous avons bien rigolé. Ce n’est pas à proprement parler un site « critique chanson », plutôt un espace où nous parlons chanson selon nos humeurs, assez vagabondes ! Un lecteur a bien résumé notre état d’esprit : « Un site qui prend la chanson au sérieux sans se prendre au sérieux ! »
Nous avons finalement publié quelque huit cents articles ! Le décès brutal de notre compagnon René nous a profondément affectés, nous avons vaille que vaille, Floréal et moi, continué à écrire des articles, mais sur un rythme moins soutenu, le cœur n’y était plus vraiment. Nous avons publié quelques articles pour Hexagone, puis nous avons aussi laissé tomber. Peut-être est-ce dû à l’âge qui avance, mais plus sûrement, je crois, à une forme de lassitude et à l’impression de tourner en rond et de raconter toujours un peu les mêmes choses.
Vous avez tenu une chronique dans Hexagone, Floréal et toi, pendant de nombreux numéros, et on a toujours apprécié le ton franc et sans concession de vos billets. En 2024, à l’heure des réseaux sociaux, selon toi, la critique musicale est-elle toujours nécessaire ? Si oui, à quoi ?
Bien sûr, elle serait nécessaire, le public et les artistes eux-mêmes pourraient en tirer profit, mais elle n’existe pas et n’a jamais vraiment existé, du moins comme elle existe pour le cinéma, le théâtre ou la littérature. Mais même dans ces domaines la critique semble bien souvent avoir été remplacée par des articles de promotion. Nous avions interrogé un certain nombre de chanteurs sur ce sujet sur le site « Crapauds et Rossignols », il y a eu des réponses intéressantes. Mais finalement, je ne suis pas certain que le public des amateurs de chanson ressente le besoin de lire des véritables critiques, des analyses et des discussions, j’ai souvent l’impression qu’ écouter des chansons leur suffit.
Si l’on entend par « critique » musicale un travail d’analyse, une discussion argumentée à propos d’une œuvre, peut-on encore parler de « critique » musicale en 2024 ?
Hélas non. (voir au-dessus).
Quel regard portes-tu sur la scène chanson actuelle, sur la production des chansons d’aujourd’hui ? Ce qui te plaît, ce qui ne te plaît pas. Pas forcément en citant des noms, mais plutôt dans la pratique, dans le contenu, dans la façon de faire le métier.
Je ne sais pas si je connais bien la scène chanson actuelle. Ce que j’entends des jeunes artistes médiatisés ne m’intéresse pas beaucoup. Parfois je me dis que si j’avais 15 ans ou 20 ans, ils me plairaient peut-être, mais j’ai 73 ans et je ne suis pas le cœur de cible de leur marketing. Les chansons en elles-mêmes me semblent avoir moins d’importance que le personnage qui les chante. En ce qui concerne la scène « alternative », je ne la suis plus que de loin en loin depuis que j’ai quitté l’enseignement à l’ENM de Villeurbanne. De temps à autre, je perçois des talents qui me semblent singuliers, mais je suis surtout frappé par le fait qu’ils sont vraiment très, très nombreux à se lancer dans l’aventure et il est impossible que tout le monde puisse en vivre. En même temps, je les comprends, vu l’état du monde dans lequel ils vivent et les incertitudes de l’avenir, autant essayer de poursuivre ses rêves.