Floréal. – Pierre, faut que j’te raconte ma rencontre avec Ferré. C’était en 1972. Il était programmé pour une semaine, salle de la Mutualité, à Paris, avec le groupe Zoo. A cette époque, ses concerts étaient perturbés par des zozos du genre « plus anar que moi, tu meurs ». Afin de remédier au problème, Ferré avait demandé à ses amis Suzy Chevet et Maurice Joyeux, deux piliers du groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste, de l’aider pour constituer un service d’ordre. J’étais alors adhérent à ce groupe, où nous étions nombreux. Tous les soirs de la semaine, nous sommes donc allés à la Mutualité pour surveiller les entrées, les coulisses, la salle, etc. Avec quelques copains, j’avais opté pour l’entrée principale, au dehors. Quand la semaine, qui fut en effet agitée, s’est terminée, Ferré a fait savoir qu’il invitait à dîner dans un restaurant des Halles tous les militants qui avaient participé au service d’ordre. Je ne sais plus pour quelle raison, mais un copain et moi avons un peu traîné et sommes arrivés les derniers au restaurant. Le copain étant allé s’asseoir au bout d’une longue tablée, il ne restait plus, curieusement, qu’une chaise libre tout près de Ferré, face à la rangée où il était assis. Je me suis approché timidement. J’avais alors 22 ans, et j’étais très impressionné par le personnage. Au moment où je posais mes mains sur le dossier de la chaise, Ferré a sorti l’une des siennes du corsage de sa femme et, en pointant le doigt vers moi, m’a dit sur un ton franchement peu fraternel : « Qui tu es, toi ?! Je t’ai pas vu dans la semaine, t’étais où ?! Parce que je nourris pas tout le monde, je nourris pas les parasites ! » Tel quel ! Je suis resté figé durant quelques secondes, puis je lui ai répondu que, sans rouler sur l’or, j’avais un petit boulot qui me permettait toutefois de me nourrir… et je suis parti.
Pierre. – Cette anecdote a-t-elle changé ta manière d’apprécier les chansons de Léo Ferré ?
Floréal. – Un peu, c’est vrai, mais malgré tout je suis resté fidèle à nombre de ses formidables chansons. En revanche, j’ai toujours pris mes distances avec ses postures et ses déclarations, dont certaines sont assez délirantes, sur les femmes notamment. Je n’ai jamais cherché, comme les idolâtres, à lui inventer des circonstances atténuantes, même quand il parle d’anarchie. Et toi, est-ce que tu penses, comme Tachan, qu’il vaudrait mieux ne pas rencontrer les artistes, sous peine d’être déçu, ce que confirme un peu mon anecdote ?
Pierre. – Tout dépend de l’artiste, de l’admiration qu’on lui voue et surtout de l’âge qu’on a ! Mais tout est fait pour nous faire croire que les artistes sont des gens exceptionnels, des êtres humains différents du commun des mortels, ce qui nous permet de satisfaire notre besoin d’admirer, surtout en notre prime jeunesse. On se fait souvent des saltimbanques une idée qui ne peut pas tenir le coup bien longtemps si on les rencontre en chair et en os. L’écart est souvent très grand entre celui ou celle que les chansons nous faisaient imaginer et la réalité. Si on ne les rencontre pas, leurs déclarations en interview, leurs cabotinages divers auront tôt fait de nous décevoir aussi, dès qu’on aura pris un peu de recul.
Léo Ferré n’échappe pas à la règle, le cabotinage l’a conduit à dire des bêtises invraisemblables, à se couvrir de ridicule et se rendre antipathique, à tel un point qu’on peut imaginer que dans la vraie vie, « les matins civils où [il se prenait pour lui ]» (1), il valait sans doute mieux que ces assertions imbéciles sur les femmes et ses délires divers sur la musique dite classique, et même qu’il n’avait pas des opinions si définitives que ça sur les choses qu’il évoquait en interview. Ce type devait même être très doux.
N’empêche, quand l’artiste est de la trempe d’un Léo Ferré, tout ça est bien vite oublié et ne compte plus que pour quantité négligeable dès qu’on met sur la platine un poème de Verlaine, de Rimbaud, d’Aragon ou de Caussimon qu’il a mis en musique. Du moins pour moi, car je perçois dans sa voix (celle de la maturité) une chaleur et une sincérité qui, aussi bizarre que cela puisse paraître, me le rendent sympathique.
Floréal. – Oui, le Ferré chanteur est bien plus attachant que son image, trop souvent austère. Je n’oublie pas que Les poètes de sept ans ou Les assis m’ont amené à m’intéresser à la poésie, quand l’Education nationale m’en avait dégoûté. D’ailleurs, certains pensent que les poésies mises en musique sont ce qu’il y a de meilleur chez Ferré. C’est ton avis ?
Pierre. – La carrière de Léo Ferré a été assez longue et son œuvre a beaucoup évolué au fil du temps, elle est protéiforme et on peut préférer telle ou telle période, depuis les chansons très « classiques » des débuts jusqu’aux longs textes en vers libres parlés ou chantés sur des orchestrations de son cru, en passant par les poésies mises en musique. Il a réussi tout seul de très grandes chansons, des « tubes » bien sûr (Avec le temps, C’est extra, La mémoire et la mer), il avait un sens inouï de la mise en musique des paroles et était lui-même un grand auteur. Mais je ne suis pas loin de penser aussi que ce qu’il a fait de mieux c’est mettre en musique les poèmes de Rimbaud, de Verlaine, d’Aragon et de Caussimon, sans oublier Rutebeuf ! Il a moins réussi, à mon avis, avec Baudelaire (sauf Spleen) et Apollinaire, pour une raison qui m’échappe. Il disposait avec sa voix d’un outil très performant pour imaginer des mélodies de grand ambitus et des valeurs longues très tendues (Ne chantez pas la mort). J’ai l’impression qu’avec les poètes il avait à faire à ses formes prosodiques classiques souvent poussées à la perfection et qu’il avait donc une grande latitude pour jouer avec le rythme des vers. A ce titre Green (2)de Paul Verlaine est un chef-d’œuvre. Il avait une forme de génie pour transformer ces poèmes et leur donner un caractère de chanson populaire quitte à quelques entorses (par exemple dans Je vous vois encore, toujours de Verlaine, il ajoute des petits « la la la », typiques du chant), voire des coupes et des modifications importantes dans la poésie d’Aragon. A un interviewer que choquaient ces libertés prises avec ses poèmes, Aragon répondit que Léo Ferré était un excellent critique de poésie et qu’il avait gardé le meilleur ! Un genre de critique et de passeur génial donc, ça n’est pas toi qui diras le contraire !
Floréal. – Certes non ! Rien n’effacera l’émotion ressentie à la première écoute de ces vers : « C’est revoir Garbo dans La reine Christine/C’est revoir Charlot à l’âge de Chaplin/C’est Victor Hugo et Léopoldine/La mélancolie » (3), dont Caussimon disait que lorsqu’un monsieur a écrit ça, on dit « Chapeau ! ». Mais pour apprécier plus encore cette belle chanson et beaucoup d’autres, il ne faudrait jamais intégrer un service d’ordre, mais plutôt un service de désordre, car « le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir » !
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(1) « L’idole ».
(2) http://www.crapaudsetrossignols.fr/2018/09/25/leo-ferre-pris-au-piege-de-green/
(3) « La mélancolie ».
Salut,
« Aragon répondit que Léo Ferré était un excellent critique de poésie et qu’il avait gardé le meilleur. »
C’est surtout Madeleine qui a fait les « découpages », en particulier « L’étrangère ». C’est ce que disait Ferré entre 1954 et 1960.
Dit de cette façon, cela pourrait laisser penser que Madeleine choisissait des strophes, dans Bierstube, magie allemande par exemple, choisissait un vers pour en faire un refrain (Est-ce ainsi que les hommes vivent ?) et donnait ensuite cette « sélection » à Léo Ferré pour qu’il la mette en musique. Or, il y a des fortes chances pour que la mise en musique ait précédé la « sélection » de Madeleine, qui l’a donc opérée « à travers » la musique composée par Ferré, sans laquelle elle n’aurait rien fait, rien choisi. D’autre part, l’histoire ne dit pas si parfois Ferré n’a pas maintenu des strophes que Madeleine souhaitait ôter. La critique de la poésie dont parle Aragon commençait et était contenue dans la mise en musique.
Tous les artistes, grands ou petits, ont des personnes de confiance, des proches, parfois un ou une conjointe, à qui ils font entendre leurs travaux en cours et qui donnent leur avis, parfois de manière péremptoire, espérant être un peu « artiste » par personne interposée. Ces personnes dignes de confiance sont une sorte de premier public, jouent aussi d’une certaine façon un rôle de premier critique, mais en définitive, le dernier mot reste à l’artiste.