Les artistes qu’on appelait jadis des « vedettes » de la chanson ont été souvent appelés par le cinéma en raison de la popularité que le métier de chanteur leur avait apportée. Maurice Chevalier et Charles Trenet, par exemple, qui n’ont pas laissé une trace indélébile dans la cinématographie française (voire américaine), mais aussi le chanteur Yves Montand qui grâce à ses dons de comédien a crevé l’écran aussi bien qu’il brûlait les planches, tout comme Charles Aznavour, ont mené de belles doubles carrières. Les passerelles entre l’univers de la chanson et celui du cinéma sont nombreuses. On a même aperçu Brassens (Porte des Lilas) et Boby Lapointe (chez Claude Sautet entre autres). Brel a tourné en tant qu’acteur et aussi en tant que réalisateur. Nous oublierons les fortunes diverses de Johnny au cinéma, les tentatives très peu convaincantes d’Alain Souchon, la présence erratique, quasi fantomatique, d’un Jacques Dutronc qui aura quand même joué à Van Gogh dans le très beau film de Maurice Pialat, et last but not least, Eddy Mitchell, idole des sixties, devenu cinéphile « américain » patenté à la télévision et ensuite acteur lui-même.
Chez les célébrités de plus fraîche date, dont on suppose que la popularité aidera à faire gonfler le nombre des entrées, on voit à l’écran Benjamin Biolay, Louane, Camélia Jordana et, personnage « chantant » par excellence, Philippe Katerine. Évidemment, ça marche aussi dans l’autre sens et les acteurs et actrices qui chantent sont légion, pour le meilleur (Jeanne Moreau) ou le pire (que chacun mette ici le nom qu’il voudra !) Certains comédiens confirmés connaissent aussi la chanson chez Alain Resnais (On connaît la chanson), mais sont suffisamment lucides pour se borner au play-back et remuer habilement les lèvres sur des chansons célèbres interprétées par leurs créateurs ! D’autres jouent d’entrée sur les deux tableaux, la famille Gainsbourg par exemple, dont le père fondateur avait commencé à faire l’acteur en péplum !
Les jeunes comédiens qui se lancent dans une carrière cinématographique ne le font pas pour devenir chanteurs de variétés. Ils ont généralement d’autres atouts de comédien pour se faire remarquer. Ce qui est rarement le cas de ceux qui utilisent la chanson pour se faire connaître et devenir des personnages médiatiques bien identifiés qu’on essaiera de faire figurer dans des films uniquement pour la célébrité de leur nom. Certains ne s’en sortent pas trop mal et d’autres sont ridicules, mais là n’est pas la question.
En écoutant ceux qui se lancent dans l’aventure du « métier », il nous arrive de penser que leurs chansons ne sont plus vraiment un mode d’expression à part entière et encore moins une tentative de faire une œuvre artistique, mais un simple prétexte à monter sur scène et essayer de se faire remarquer pour grappiller son petit bout de notoriété, être « repéré » par le « métier », devenir un personnage médiatique et ensuite éventuellement faire l’acteur de cinéma.
Jusqu’aux années soixante la chanson était aussi importante, voire parfois davantage, que son interprète. La chanson faisait une carrière qui lui était propre, mais par un glissement vers l’ère de la consommation massive de « variétés » le personnage de l’interprète (souvent aussi auteur et compositeur) est devenu progressivement plus important que la chanson elle-même. Le chanteur est aujourd’hui un personnage plus important que ce qu’il chante.
Chacun a son propre répertoire, taillé à la mesure de moyens vocaux (souvent très défaillants), un répertoire destiné à épouser le mieux possible les contours de l’artiste, afin d’en faire un personnage bien dessiné, avec un « univers ».
Les chansons ne sont plus un but artistique en elles-mêmes, mais un moyen d’accès au métier de la chanson, à la notoriété et ensuite au cinéma. Alors trouver des œuvres d’art parmi ces chansons « prétexte à », indissociables de celui qui les chante, devient très difficile.
Dans ces conditions, on comprend que ces chansons ne soient plus vraiment travaillées, ni inspirées. Elles ne sont qu’un élément parmi d’autres dans la panoplie du chanteur. Que restera-t-il d’ailleurs des chansons que chante Benjamin Biolay ou Camélia Jordana, malgré les efforts démesurés que font certains médias, véritables agents de promotion de ces artistes ? Même si la postérité est facétieuse, on peut sans trop s’avancer prédire qu’il n’en restera pas grand-chose, ni de leur célébrité d’ailleurs, il restera leur silhouette dans des films qui dans la plupart des cas ne feront pas date non plus.
De même que la frontière entre les métiers du journalisme et le « métier » de la politique est de plus en plus poreuse, elle semble devoir s’effacer entre la chanson et le cinéma au profit de carrières au rayonnement plus général dans le domaine du divertissement populaire. Dans tous les cas, accéder aux médias, s’y faire une place et s’y maintenir, est le but ultime, qu’importe les moyens, et la chanson en est un, hélas. Tant pis.
Pierre Delorme et Floréal Melgar