Le monde a-t-il encore besoin de chansons ? Cette question de Bob Dylan brille au fronton de notre site. Elle est un brin provocatrice et nous avons rapidement répondu dans un article : Non, Bob, le monde a toujours besoin de chansons !* Nous en sommes toujours convaincus.
En revanche, si le monde a toujours besoin de chansons, a-t-il besoin d’autant de chanteurs ? Voilà une nouvelle question provocatrice.
Tout le monde a bien le droit de chanter et d’écrire des chansons, mais tout le monde ne peut prétendre en faire un métier. A écouter la production courante de ceux qui se lancent dans l’aventure, il faut bien reconnaître que souvent rien ne les distingue vraiment les uns des autres. Les talents manifestes de vocaliste, de compositeur ou d’auteur sont assez rares.
Bien sûr, les modèles qui ont « réussi » n’encouragent pas à l’excellence : chanter comme Vanessa Paradis, Vincent Delerm, Philippe Katerine ou les nouvelles coqueluches Gauvain Sers et Pomme est à la portée de tout le monde, et comme leurs chansons ne sont pas non plus des prouesses de virtuosité prosodique ou mélodique, pourquoi ne pas s’y mettre aussi ? Dans des temps plus anciens, la force scénique d’un Brel, l’élan vocal d’un Ferré, la versification virtuose et le sens mélodique d’un Brassens déclenchaient des vocations mais pouvaient aussi bien calmer assez vite certaines ardeurs ! Aujourd’hui, rien de tel, la frontière entre amateurs et professionnels est invisible, elle n’est plus une question de qualité, mais de statut social et de moyens.
On peut se demander ce qui fait que tant de jeunes gens aspirent à vivre de leurs chansons… Il y a pourtant des tas de choses au moins aussi intéressantes à faire dans la vie. Peut-être que l’état de la société dans laquelle ils ont grandi ne les incite pas à choisir des carrières plus courantes mais sans grand relief ou bien des emplois subalternes menacés en permanence par la précarité, le chômage. Alors précaire pour précaire, pourquoi ne pas se consacrer à sa passion : la scène et la chanson, ou plutôt la « musique » comme on a coutume de dire aujourd’hui ? C’est peut-être une (bonne) raison.
Nombre de jeunes gens sortis de la scolarité sans diplômes utiles, mais aussi pas mal de jeunes ingénieurs ou profs dont les carrières semblent toutes tracées, fuyant la monotonie d’un métier qui ne leur plaît pas, préfèrent se lancer dans la chanson, quitte à se « planter ». On peut rencontrer aussi de brillants universitaires ou des médecins passionnés de chanson qui auraient été peut-être plus heureux à essayer d’être artistes, quitte à galérer et à être moins intégrés socialement.
La chanson attire du monde, souvent sur des voies de garage, mais elle attire… C’est bien normal, c’est un moyen d’expression populaire qui ne réclame pas une longue initiation comme d’autres arts. Elle appartient à tous et le « coffre » n’est même plus indispensable pour prétendre chanter.
Mais « beaucoup d’appelés et peu d’élus » reste l’expression adaptée à ce genre d’activité. Les amateurs de chanson, boulimiques de jeunesse qui chante, les encouragent sans aucun esprit critique. Ces jeunes gens essaient donc de vivre de leur « passion », souvent ils en vivotent un temps avant de se reconvertir dans l’animation, la chanson pour enfants, ou simplement disparaître. Une chose est sûre, ils n’auront pas de regrets, ils auront essayé. Quitte à se demander plus tard s’il s’agissait vraiment d’une passion ou seulement d’une illusion du jeune temps et si cela ne les a pas empêchés de faire d’autres choses plus intéressantes pour lesquelles ils auraient peut-être montré plus d’aptitude et de talent. Est-ce si grave ? L’âge venu, à moins de n’avoir aucune imagination, tout le monde nourrit quelques regrets, quelles qu’aient été son orientation et sa carrière professionnelle.
Une chose est sûre, une société donnée, à un moment donné, n’a les moyens d’admettre qu’un nombre limité d’artistes « chanson » professionnels, et même s’ils sont souvent renouvelés, ce nombre reste très inférieur à celui de tous ceux qui voudraient vivre de ce métier. La plupart d’entre eux s’égarent dans une voie qui ne correspond qu’à un fantasme venu de l’adolescence, période où l’on est très réceptif aux chansons. Leur nombre toujours grandissant ravira les amateurs de chansons avides de nouveautés et de jeunesse qui chante. Mais pour le grand public, celui par lequel se font les carrières, ils n’existeront tout simplement pas.
Pierre et Floréal
* http://www.crapaudsetrossignols.fr/2013/10/02/ah-non-bob/