Dans les années soixante, quand la notoriété commença à pointer son nez en direction d’Anne Sylvestre, une des premières chanteuses à texte de cabaret, autrice-compositrice et interprète à la guitare, elle ne réussit qu’à devenir au mieux un « Brassens en jupon » ! Dans la société de ce temps, les hommes régnaient encore sans partage dans tous les domaines, y compris dans celui de la création artistique, ce qui n’a pas complètement changé, mais est aujourd’hui légitimement remis en question. Anne Sylvestre n’a pas réussi à s’asseoir à la table des trois grands ACI de ce temps : Brel, Brassens, Ferré. Barbara, qui ne devint pas un « Léo Ferré en robe noire et boa » malgré son piano, décrochera la timbale et aura droit à un strapontin auprès de ces messieurs dans le cœur du public.
La domination masculine et sa vision peu charitable des femmes transparaît sous bien des formes dans les chansons ou propos de ces maîtres. Sous la forme d’un humour goguenard, d’une cruauté sans faille ou d’une bêtise abyssale, la misogynie suinte de bien des chansons.
Si la beauferie ordinaire coule à flot dans la chanson dite de variétés – la liste est longue –, elle n’a pas épargné ceux qui nous habituèrent à plus de discernement dans d’autres domaines.
De celui qui affirmait que « l’intelligence des femmes c’est dans les ovaires » et qu’« il faut être misogyne », on retiendra qu’il voulait les figer sur un trône mais « qu’elles n’emmerdent surtout pas l’artiste », et ses interruptions au beau milieu d’une chanson, sur scène, pour hurler « salope ! » en direction de la coulisse où devait se tenir le souvenir d’un amour défunt. Et si son style c’est son cul, il n’en reste pas moins, conclusion aussi péremptoire que lamentable, que « la femme c’est la mère, voilà ! ».
Dans Les filles et les chiens, sommet d’aigreur mâle, Brel, qui fustigera plus tard « les connes » dans un couplet de La ville s’endormait tombant là comme un cheveu sur la soupe, égrenait déjà ses généralités acerbes et nous prévenait que « les filles c’est beaucoup d’ennuis », que « ça se joue de vous », que « c’est donnant-donnant » et que « ça dépend des sous ». Dans son parallèle avec l’animal domestique, ce dernier s’en tirait dans la vie beaucoup moins bien, « parce que ça ne sait pas comment faut tricher ».
Brassens, s’il y va lui aussi de ses couplets sur les emmerdantes, les emmerdeuses, les emmerderesses et ces filles à qui on ne demande pas « d’avoir inventé la poudre », a pour lui de manier avec brio un élément atténuant, totalement absent chez ses deux collègues précédents : l’humour. Il convient en outre de mettre à son crédit des chansons comme Pénélope ou La complainte des filles de joie, heureux plaidoyers féministes qui font oublier Les casseuses.
Une évocation de la misogynie en chanson exigerait davantage que cette simple chronique. On se contentera de cette pauvre femme qui « s’laisse aller » ou qu’on peut culbuter « malgré ses prières à corps défendant » chez Aznavour, cette autre qui « verticalement n’est pas une affaire » mais que le plumard sauve de l’indifférence de Jean Ferrat, sans oublier les accoutrements, « vrais appels au viol », de celles « qu’ont l’derrière étonné dès qu’une main batifole » chez Mouloudji.
Mais il arrive que parfois, revers de la misogynie, des messieurs empruntent la voie à contresens jusqu’à se faire plus féministes que Simone de Beauvoir et Alice Coffin réunies. C’est sans doute fort louable, mais quand l’emporte en chanson la démagogie opportuniste teintée d’aragonerie de La femme est l’avenir de l’homme ou la niaiserie racoleuse d’Excuse-moi mon amour de celui qui saute sur tout ce qui bouge dans l’actualité du moment, on aurait envie, misogynie à part, de rester encore un peu macho, au moins façon Brassens.
Floréal et Pierre