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J’ai écouté Bruno Patino, président de la chaîne Arte, dans une émission qui lui était consacrée sur France Musique. Il parlait de son rapport à la musique savante (essentiellement) et aussi un peu de la musique populaire, notamment celle des Beatles et de Paul McCartney. A ce propos, en parlant de la chanson Black Bird, il a dit : « Aujourd’hui, on se rend compte de l’apport plus que social, historique même, des Beatles, c’est une musique qui d’une façon ou d’une autre a changé la société et peut-être un peu le monde quand même. »
Cette idée de la musique qui transforme la société, le monde, est intéressante, on la retrouve régulièrement dans les élans d’enthousiasme quand on parle de créations artistiques marquantes et qu’on admire. Une idée qui en contient implicitement une autre : celle du créateur génial tombé du ciel et qui transforme la société et le monde. Or, personne ne tombe du ciel pour créer ex nihilo.
Dans le cas des années soixante et de la formidable évolution de la musique populaire, il est tentant d’y voir l’expression du génie de quelques-uns (Beatles, Rolling Stones, Bob Dylan, par exemple) et de toute une jeune génération influencée par eux.
Cependant, à y regarder de plus près, cette transformation de la musique populaire qui semble avoir à son tour transformé une génération, et « peut-être un peu le monde quand même », a eu lieu dans un contexte historique particulier qui l’a rendue possible.
Dans les années cinquante, aux USA d’abord, puis en Europe ensuite, la « jeunesse » (les teenagers) est devenue une catégorie sociale à part entière. Elle n’était plus simplement une catégorie informe sans existence propre, une catégorie en « attente » dont la simple caractéristique était de devoir être éduquée. Elle a été considérée comme un marché économique possible, elle est devenue une cible du « marketing ». On a commencé à lui vendre un certain « style jeune » à travers des vêtements et une musique qui lui était spécialement destinée, jouée par des « idoles », des artistes à peine plus âgés que leur public. Cette musique a été possible grâce à la généralisation d’instruments nouveaux, comme la guitare électrique, par exemple, et l’évolution des techniques d’enregistrement et d’amplification du son. Elle a été rendue accessible à ces teenagers grâce à de nouveaux moyens mis en œuvre par les industriels, notamment l’invention des disques de format plus réduit (les 45-tours), moins onéreux, et la fabrication d’électrophones portatifs pour les écouter (en France, les fameux Teppaz). La musique populaire pour les « jeunes » est devenue un objet de consommation massive générant d’importants profits.
Il est certain que les chansons des groupes anglais les plus célèbres et celles des chanteurs américains de ces années-là ont contribué à façonner les comportements de toute la génération de l’après-guerre (celle du baby-boom) et même au-delà, mais la musique elle-même et ceux qui la jouaient n’ont pu apparaître que sous l’influence des transformations économiques de la société et des innovations techniques qu’elles ont favorisées. Si McCartney ou Dylan n’avaient pas été là, d’autres auraient sans nul doute joué le même rôle. Les effets auraient été les mêmes.
Le monde transforme la musique qui transforme le monde qui transforme la musique qui transforme le monde… comme nous-mêmes, façonnés par le monde qui nous entoure, nous le façonnons (plus ou moins modestement !) à notre tour et souvent à notre insu.


Pierre Delorme

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