Habitués à voir d’année en année se succéder des chansons d’une effarante niaiserie en représentation de la France au concours Eurovision, nous sommes nombreux à être surpris par le choix opéré en vue de la prochaine édition de ce consternant rendez-vous international. Pour une fois, l’anglais est banni du texte et l’interprétation se dispense d’un accompagnement aux marteau-piqueur et pilonneuse à béton. Pas d’acrobates à demi nus ni de lance-flammes non plus, semble-t-il, autour de la chanteuse. Bref, on se croirait presque revenu au temps de la sobriété apaisante de Marie Myriam et de son oiseau et l’enfant.
Mais attention ! Si l’option choisie tourne résolument le dos à ce qui se fait dans les boîtes de nuit de Las Vegas, cela reste tout de même le concours Eurovision. Les vers de la chanson française en compétition, Voilà, ne vont donc pas jusqu’à nous faire oublier Ronsard, Du Bellay ou même Jacques Brel dont Barbara Pravi, son auteur et interprète, nous dit qu’il est une de ses principales influences, loin d’être immédiatement perceptible à l’écoute.
Mais au-delà de cette bouillie indigeste qu’est le concours de l’Eurovision et de l’évidente faiblesse des paroles de la chanson française en compétition, c’est son thème qui retient surtout notre attention. « Ecoutez-moi », « Regardez-moi », « Parlez de moi », « J’veux qu’on m’aime » et « Aimez-moi », répète la chanteuse au long des trois minutes au cours desquelles les « moi » et les « je » figurent une bonne vingtaine de fois. Pareille aux confinés qui furent tenus de ne pas s’éloigner de leur domicile au-delà d’un kilomètre, il apparaît que cette génération d’artistes trentenaires a bien du mal à prendre des distances avec son nombril pour observer un peu le monde autour d’elle. La différence notable entre les uns et les autres, c’est que les premiers y furent contraints sous peine d’amende, alors que rien n’empêche les seconds de s’aventurer hors de leur Moi profond.
Certes, on ne s’attend pas, me direz-vous, à ce que le concours Eurovision, cette antenne du showbiz le plus vulgaire, se transforme en cabaret rive gauche. Mais, globalement, la chanson des trentenaires en marge d’aujourd’hui échappe-t-elle vraiment à ce phénomène de la « chanson selfie », reflet de l’époque ?
Floréal Melgar
Salut
Les temps changent, camarades, dans un lointain passé, on m’a appris l’école que « Le Moi est haïssable ». Après les ravages de l’incontinence sentimentale, voilà la chanson selfie, la rencontre des deux promet des merveilles…
Tout à fait d’accord avec toi, Floréal. Mais le « je » peut être aussi autre chose qu’une mise en orbite autour d’un nombril. Cela peut être « un autre », comme écrivait Arthur, un « je » qui rayonne sur les êtres, une sorte de bombe nucléaire qui éclate dans la tête du lecteur. Il y a un « je » qui peut être universel, et un « il », un « ils », un « nous », un « tu » qui peuvent être aussi très narcissiques et autocentrés. Mais ce n’est pas le cas pour cette chanson en tout cas en ce qui concerne ma perception. Même si je me réjouis parce qu’elle rompt avec le bric-à-brac paillette de la chanson télévisuelle.
Il me vient une chanson de Guy Béart qui disait (de mémoire) » Parlez-moi d’moi, y’a qu’moi qui m’intéresse/Parlez-moi d’moi, y’a qu’moi qui donne d’lémoi »
« […] la chanson des trentenaires en marge d’aujourd’hui échappe-t-elle vraiment à ce phénomène de la « chanson selfie », reflet de l’époque ? »
On peut élargir le champ. L’écriture auto-analysante est un phénomène massif aussi bien dans le théâtre, le cinéma que la littérature. Avec le « variant » (soyons dans le vent du virus) de l’autofiction qui ne nous trouble pas trop par un changement échevelé…