Les chansons enfoncent-elles des portes ouvertes ou réussissent-elles à forcer l’entrée vers des idées nouvelles ? Cherche-t-on dans les chansons des choses auxquelles on n’aurait pas pensé ou simplement des formulations qui semblent dire, en mieux qu’on ne saurait le dire, exactement ce qu’on pense déjà ?
Une chanson, aussi « engagée » soit-elle, n’est pas une thèse ou une étude sur tel ou tel sujet. Il y a peu de chances pour qu’on y découvre une nouvelle façon de voir le monde ou même de se voir soi-même. Bien sûr, les choses ne sont pas les mêmes selon l’âge qu’on a. Pendant l’adolescence, généralement une période de grande perméabilité aux chansons, celles-ci peuvent contribuer à notre formation intellectuelle générale, tout comme elles permettent sans doute d’aiguiser et affiner notre sensibilité. Ensuite, dans l’âge adulte, cela me semble plus difficile et on vit souvent sur les souvenirs des chansons qu’on a aimées.
Peut-être ces questions sur la capacité des chansons à véhiculer des points de vue, des idées, sont-elles dues à une confusion qui mêle la sensibilité et l’intellect*. Notre esprit n’est sans doute pas composé de compartiments étanches et la sensibilité aux mots, par exemple, a certainement à voir avec l’exercice intellectuel, et inversement. Cependant, le travail de l’auteur d’une chanson vise avant tout à toucher la sensibilité de l’auditeur par l’habileté de son art, plutôt que son intelligence par la pertinence d’un raisonnement. Sans compter qu’une chanson ne saurait être entendue sans musique et sans une voix, ce qui modifie la nature courante des mots et permet, ou même oblige, à les entendre différemment.
La chanson est d’une certaine manière l’art de la concision, elle peut donner l’impression de dire beaucoup avec très peu de moyens. Il faut dire en quelques couplets et un refrain, en trois minutes, ce que dit un roman en trois cents pages, écrivait en substance Léo Ferré. C’est bien de ça qu’il s’agit, dire sans tout dire et donner l’impression d’avoir tout dit quand même !
Certains grands auteurs émaillent leurs chansons de ce qu’on appelle souvent des « fulgurances », c’est-à-dire de vers ou fragments de vers qui semblent résumer en quelques mots ce qui peut-être exprimé généralement seulement par de longues phrases**
Plus rarement, les chansons peuvent aussi évoquer un sujet ou un personnage qu’on ignore et donc nous le faire découvrir. Un jeune auditeur dont les oreilles tomberaient sur Jaurès de Jacques Brel peut très bien vouloir en savoir plus sur ce personnage et se demander, avec Brel, pourquoi « ils » l’ont tué ? Mais ces chansons-là son rares.
Qu’il me soit permis de rapporter ici une anecdote personnelle. Je venais de chanter devant une petite assemblée amicale Les arbres de Corot, une chanson qui évoque le grand peintre Camille Corot. Après quelques chansons, tout le monde buvait un coup en papotant et une petite jeune fille est venue vers moi, son smartphone à la main, et m’a dit qu’elle venait de chercher qui était Corot et qu’elle avait regardé des tableaux qu’elle trouvait très beaux. Ce soir-là, j’ai eu l’impression que les chansons n’enfonçaient par forcément des portes ouvertes. Pourtant, le plus souvent, ne sont-elles pas simplement l’art d’accommoder des clichés ? L’art de faire le malin avec des choses déjà pensées et dites mille fois mais dont on espère donner une mouture nouvelle pour le plaisir de mettre son grain de sel. Ou encore pour celui d’émouvoir son prochain, tout simplement.
Pierre Delorme
* Une dame demandait au peintre Gustave Courbet à quoi il pensait quand il peignait. Il lui répondit : « Je ne pense pas, Madame, je suis ému ! »
** A ce titre, la chanson d’Allain Leprest (mise en musique par Richard Galliano) C’est peut-être, qui évoque en quelques couplets saisissants l’inégalité des chances dans la société, objet de nombreuses et savantes études universitaires, nous semble un bon exemple.
Il y a aussi des sujets pour lesquels il faut sans arrêt enfoncer les portes qui ont tendance à vite se refermer!! (et je ne pense pas qu’aux chansons « féministes »)
« Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. » – André Gide