Au début de ce blog, en septembre 2013, nous nous posions la question de savoir comment parler chanson*. Après quelques centaines d’articles, les commentaires et les échanges qu’ils ont suscités sur les réseaux sociaux, il faut bien avouer que nous ne sommes pas plus avancés.
Parler chanson reste un exercice très difficile tant les conversations tournent rapidement à la confusion. Le plus souvent pour une simple raison : nous ne parlons pas de la même chose.
L’échange de points de vue différents dans ce domaine semble impossible tant les réactions épidermiques et affectives concernant les artistes prennent rapidement le pas sur la réflexion.
Nous avions aussi, dès le début du blog, affirmé que les émotions ne sauraient faire l’objet d’une hiérarchie quand elles sont sincères**. Il nous faut aujourd’hui préciser que les points vue des amateurs de chanson ne sauraient être hiérarchisés non plus.
Cependant, les échanges au cours desquels nous nous trouvons renvoyés à des positions de « sachant », de « docte », voire de « spécialiste » méprisant ceux qui ne le sont pas, commencent à nous attrister sérieusement. Sans compter l’injure ultime donnée en coup de grâce : « intellos » !
L’aspect péjoratif de cette appellation ne nous échappe pas. Inutile de préciser que, selon notre point de vue, le travail intellectuel est une activité parfaitement louable (à la condition que l’intellectuel ne perde pas vue que son travail n’est possible que si d’autres s’occupent des tâches essentielles à la survie matérielle, mais c’est un autre sujet).
Confronter les points de vue est le plus souvent empêché par la dimension affective qui intervient dans le rapport à tel ou telle artiste. Mais la difficulté, à mon avis, vient surtout du fait que l’intensité et la forme du rapport à la chanson ne sont pas les mêmes pour tout le monde.
Nos lecteurs et nos partenaires d’échanges (sur le site ou les réseaux sociaux) ont tous en commun de s’intéresser à la chanson, mais parlent-ils tous de la même chose quand ils parlent chanson ? Parmi eux, il y a des amateurs, des passionnés, des découvreurs compulsifs de nouveautés, des gens qui écrivent eux-mêmes des chansons, des anonymes comme des « pros » un peu (re)connus, des organisateurs de spectacles, et certains qui sont parfois un peu tout cela à la fois.
Pour ma part, je fabrique des chansons depuis longtemps, ce qui bien sûr influe sur la manière que j’ai de percevoir celles des autres. Mais c’est surtout le fait d’avoir « décortiqué » les chansons des auteurs-compositeurs (les plus célèbres) en compagnie des étudiants du conservatoire dans lequel j’ai enseigné de nombreuses années, qui a fait évolué ma manière de percevoir les chansons en général, et qui m’a donné un certain point de vue sur les œuvres. Ce travail (nouveau dans un conservatoire) m’a obligé à réfléchir à la nature même des chansons et à leur histoire. Bien entendu, mon bagage de musicien et ma connaissance des règles de la prosodie m’ont aidé à mener cette réflexion.
Je suis parfaitement conscient du fait que la chanson s’adresse à tout le monde, sans distinction, et que, même si on devient « spécialiste » de par sa profession et sa culture, cette donnée essentielle ne doit jamais être perdue de vue***. D’un côté, je sais très bien que la plupart des amateurs, des passionnés de chanson, ignorent la musique et la prosodie, mais je ne considère pas que leur point de vue soit en conséquence illégitime et sans valeur. D’un autre côté, le fait d’avoir acquis des connaissances et d’entretenir un rapport intense avec la chanson interdit-il de donner son point de vue, quand bien même il peut avoir un aspect perçu comme iconoclaste ou provocateur ? (La progression dans les connaissances pousse à interroger ce qui semble aller de soi et à remettre parfois en cause des vérités établies qui ne semblaient pas discutables.)
Chacun fait ce qu’il veut de ces points de vue, s’ils servent à quelque chose tant mieux, sinon tant pis, au moins me permettent-ils de mettre en forme des questions qui m’intéressent.
Nous ne répondrons donc pas, une fois de plus, à la question de savoir comment parler chanson, en revanche, quelques échanges assez désagréables avec certains commentateurs nous incitent à penser que si « comment parler chanson » reste une question, « avec qui » en parler en est une autre, au moins aussi importante.
Pierre Delorme
*http://www.crapaudsetrossignols.fr/2013/09/23/sacrees_chansons/
**http://www.crapaudsetrossignols.fr/2013/10/03/y-a-t-il-une-hierarchie-des-emotions/?
*** De la même manière, il est impensable d’abandonner les commentaires sur la musique ou le cinéma aux seuls musiciens ou cinéastes, même s’il est toujours intéressant d’écouter leur point de vue sur tel ou tel aspect de leur travail.
Salut,
« D’un côté, je sais très bien que la plupart des amateurs, des passionnés de chanson, ignorent la musique et la prosodie. »
Faut-il être cuisinier expert pour apprécier la cuisine de Troisgros ?
😉
L’article dit simplement que le cuisiner professionnel n’a pas les mêmes critères de jugement que le gastronome, voire le goinfre. Ils apprécient d’une manière différente. Le cuisiner analyse le mets qu’il déguste et en devine les étapes de préparation, celui qui apprécie sans rien y connaître dit simplement « c’est bon » ou encore « je me régale ». Dans le domaine de la chanson c’est la même chose, il y a des cuisiniers, des gastronomes et des goinfres.