L’article récent de Floréal sur les « e » sonores fantaisistes ajoutés dans les chansons à la fin de certains mots lorsqu’il manque un pied a suscité de nombreux commentaires des internautes, le plus souvent auteurs de chansons eux-mêmes. Tous appartenant peu ou prou à la même génération, celles des vieilles barbes.
Il faut bien faire le constat que les jeunes auteurs se moquent des règles de la versification classique comme de l’an quarante. On peut les comprendre, les contraintes d’une métrique rigoureuse, comme elle fut pratiquée jusqu’au XIXe siècle par les poètes et conservée par les paroliers de chanson du XXe siècle jusqu’aux années cinquante et soixante, demandent beaucoup de travail. Mais nous sommes déjà au début du XXIe siècle, tout ça semble donc bien loin, et, après tout, les choses évoluent, souvent malgré nos réticences et même « à l’insu de notre plein gré ».
Cependant, il faut bien constater que l’idée de labeur n’est généralement pas associée à la création de chansons, dont on se plaît souvent à dire qu’elles ont été écrites sous le coup de l’inspiration, en cinq minutes sur un coin de table… Les mauvaises langues diront que cela s’entend.
Les témoignages de ceux qui ont animé des ateliers d’écriture et mon expérience de prof dans un département de conservatoire consacré à la chanson convergent sur bien des points dans ce domaine.
Intéresser les élèves aux rimes féminines et masculines, aux « e » muets, à la métrique, relève de la gageure. Vous êtes assez vite perçu comme une sorte d’être préhistorique (chez les jeunes élèves auteurs, la préhistoire regroupe tout ce qui est antérieur à la date de leur naissance). Non, l’écriture ne peut faire l’objet d’un travail (un bien vilain mot), elle est spontanée, elle jaillit de l’inspiration, jetée dans la fièvre sur le papier, ou même sans fièvre et sans papier d’ailleurs, on écrit comme on parle. L’important est de ne pas perdre de temps à fabriquer ce qui n’est pas un texte mais avant tout un prétexte à « faire de la musique ».
Autant ces jeunes aspirants au métier, voire à la gloire, peuvent négliger et bâcler les paroles de leurs chansons, autant ils passeront des heures à peaufiner un son de guitare ou de piano, oubliant même au passage de travailler la mélodie, parfois elle-même simple prétexte à quelques « grimaces » vocales. Cependant, malgré le peu de soin apporté à l’artisanat des paroles, leurs chansons n’en continuent pas moins de rimer (platement souvent) et d’avoir une métrique plus ou moins régulière.
On peut se demander pourquoi la chanson n’a pas, à l’instar de la poésie, réussi sa mue, c’est-à-dire réussi à se passer de la versification régulière et surtout des rimes (pourtant souvent réduites aujourd’hui à de banales assonances). Pourquoi, à de rares exceptions près, la chanson ne s’écrit-elle pas en vers libres ?
On peut bien entendu répondre à ces questions en évoquant la difficulté d’ajuster des vers et des formes libres aux régularités de la musique populaire (carrures régulières, construction des mélodies sur le rapport tonique/dominante, harmonie tonale, etc.). Autant de formes fixes et de contraintes que la chanson pourrait éventuellement dépasser, à la condition que les règles en soient connues et maîtrisées. Leur ignorance conduit à battre indéfiniment les mêmes sentiers.
Tant que les « e » muets fautifs, les défaillances de la métrique, les carrures bancales et les fautes d’harmonie resteront le résultat de l’ignorance, la chanson n’évoluera pas. Son costume changera au gré des modes musicales, des sons nouveaux et des tics vocaux en vogue, mais elle restera enfermée dans le carcan de formes figées, dissimulé sous un emballage changeant.
Pierre Delorme
Je signe des deux mains (sans te toucher) Pierre. J’ajouterai qu’en musique le binaire est la norme absolue depuis au moins les années 1980. Comme tu le dis, pour dépasser, encore faut-il savoir ce qu’on veut dépasser. Tout cela est très triste. Le « e » muet (ou « caduc » selon les générations) est l’aventure la plus passionnante de la poésie de langue française mais qui s’en soucie ? Peu de mise en musique respecte la prosodie. Cela vient je pense du fait que la chanson actuelle n’est considérée que comme un moyen d’expression alors que celle de l’après-guerre avait quelque prétention artistique, poétique et/ou musicale. Aujourd’hui, le chanteur ou la chanteuse apprend à danser avant de savoir écrire. C’est l’air du temps, semble-t-on nous dire…
Nous avons tous su danser avant de savoir écrire ! Pour ce qui est du respect de la prosodie lors de la mise en musique, certains, comme Georges Brassens ou Léo Ferré, ont su jouer de la tension qu’on peut installer entre le rythme du vers ou de la strophe et celui de la mélodie. C’est difficile à faire. (Voir sur le site : http://www.crapaudsetrossignols.fr/?s=il+suffit+de+passer+le+pont+&x=0&y=0 et http://www.crapaudsetrossignols.fr/2018/09/25/leo-ferre-pris-au-piege-de-green/). Quant à l’air du temps, je me souviens de ce que disait notre ami René Troin : « L’air (du temps) c’est important pour une chanson. » 🙂
Faire voler en éclats tout ce qui fait depuis toujours une chanson : la rime, la métrique, le rythme, la mélodie, etc., pour les remplacer par une forme plus « libre » d’écriture est tout à fait envisageable, mais dans ce cas il faudrait lui donner un autre nom.
En ce domaine Colette Magny, Catherine Ribeiro + Alpes ou Raoul Duguay comptent quelques réussites à leur actif…