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PuretéLes admirateurs des artistes méconnus qui vivent en marge de l’industrie du divertissement sont le plus souvent persuadés que ceux qu’ils apprécient ont refusé, ou refusent, les sirènes du commerce et préfèrent garder leur liberté de créer plutôt que se couler dans un moule imposé par le marché.
Si des gens, assez rares, comme Colette Magny, ont tourné volontairement le dos au showbiz, si certains un temps adoubés par le marché furent rejetés ensuite, la grande majorité des ACI méconnus n’ont pas eu à lui tourner le dos, ni à en sortir, ils n’en ont jamais fait partie. Leur liberté et leur sincérité n’ont jamais été menacées.
Penser que ces artistes sont en dehors du showbiz en raison d’une sorte de choix moral laisse entendre l’idée que, s’ils l’avaient voulu, ils auraient pu devenir des produits de cette industrie et réussir des carrières plus lucratives. Rien n’est moins sûr.
Même s’ils avaient choisi de se rapprocher de ce qu’il est convenu d’appeler le « grand public » et de chanter des chansons de style plus populaire selon le goût du jour, leur type de voix et leur aptitude de compositeurs leur auraient-ils vraiment permis d’y parvenir ? On peut se poser la question.
Mais en dehors de ce mythe du refus éthique du « commerce », on peut aussi se demander pourquoi l’idée d’adapter son talent et son désir de chanter aux contraintes du marché serait a priori  nécessairement repoussante ? Un artiste qui se plie à certaines contraintes professionnelles pour commencer ou continuer à exercer son métier dans de bonnes conditions est-il forcément un « vendu » ?
Claude Nougaro, chanteur à texte (cependant rarement évoqué par les amateurs de CFQ), passionné de jazz, reconnu du grand public, s’est fait virer de sa maison de production après avoir enregistré ce qui, à mes yeux, est un de ses disques les plus aboutis, Bleu, blanc, blues. Un disque enregistré avec un trio de merveilleux musiciens de jazz (Pierre Michelot, Maurice Vander, Bernard Lubat). Plutôt que se lamenter sur les aléas du showbiz et jouer les incompris, Nougaro a pris ses cliques et ses claques pour aller enregistrer à New York un disque avec des sons et des musiques (de Philippe Saisse) davantage au goût du jour, tout en gardant la qualité de ses textes et son art du chant. De retour en France il a fait un tabac avec Nougayork et a continué à exercer son métier dans des conditions satisfaisantes. Avait-il pour autant perdu son âme, était-il un vendu ou simplement un homme de grand talent capable d’infléchir ce talent, de le faire évoluer ? Tout le monde n’a pas cette force ni cette capacité d’adaptation.
Si grâce à un coup de baguette magique le marché changeait aujourd’hui et que l’industrie du divertissement proposait des contrats juteux aux artistes de la marge, je serais très étonné qu’ils les refusent. Le mythe de la pureté serait mis à mal. Mais les coups de baguette magique sont assez rares dans ce domaine. Comme l’est finalement le talent susceptible de toucher le plus grand nombre sans se dévoyer.

Pierre Delorme

* Voici un extrait de la transcription de deux cours du Collège de France donnés par Pierre Bourdieu à la faculté d’anthropologie et de sociologie de l’université Lumière-Lyon II en février 1994. Le sujet en est l’économie des biens symboliques. (Raisons pratiques, Éditons du Seuil, octobre 1994.)
Le chapitre s’intitule : Le pur et le commercial (page 196).
«  J’en viens à l’économie des biens culturels. On y retrouve la plupart des caractéristiques de l’économie précapitaliste. D’abord la dénégation de l’économique : la genèse d’un champ artistique ou d’un champ littéraire, c’est l’émergence progressive d’un monde économiquement renversé, dans lequel les sanctions positives du marché sont ou indifférentes ou même négatives. Le best-seller n’est pas automatiquement reconnu comme œuvre légitime et la réussite commerciale peut même avoir valeur de condamnation. Et, inversement, l’artiste maudit (qui est une invention historique : il n’a pas toujours existé, pas plus que l’idée même d’artiste) peut tirer de sa malédiction dans le siècle des signes d’élection dans l’au-delà. Cette vision de l’art (qui perd aujourd’hui du terrain à mesure que les champs de production culturelle perdent de leur autonomie) s’est inventée peu à peu, avec l’idée de l’artiste pur, n’ayant d’autres fins que l’art, indifférent aux sanctions du marché, à la reconnaissance officielle, au succès, à mesure que s’instituait un monde social tout à fait particulier, un îlot à l’intérieur de l’océan de l’intérêt, dans lequel l’échec économique pouvait s’associer à une forme de réussite, ou, en tout cas, ne pas apparaître à tout coup comme un échec irrémédiable.
(C’est l’un des problèmes des artistes vieillissants non reconnus qui ont à convaincre et à se convaincre que leur échec est un succès et qui ont des chances raisonnables d’y réussir parce qu’il existe un univers où la possibilité de réussir sans vendre de livres, sans être lu, sans être joué, etc., est reconnue.) »

Il faut tourner la page (Claude Nougaro, Philippe Saisse) 

6 commentaires »

  1. Norbert Gabriel dit :

    Salut
    Le cas Nougaro est en effet exemplaire, il propose un album jazz à un directeur, Philippe Constantin, qui ne pense qu’à aller vers « du neuf », et Nougaro et son jazz c’est has been, et il ne lui propose même pas une idée, c’est le clash, et au final c’est chez Charlie Mingus, à New York, qu’il se régénère sans s’être renié… Et s’il y a des nouveaux dans l’équipe , il a gardé ses vieux complices Vander et Michelot…

  2. Un partageux dit :

    Nougaro se fait virer pour n’avoir vendu QUE trente-cinq-mille disques. Aujourd’hui le gars qui vend autant de rondelles n’est pas loin d’être regardé comme une valeur sûre si ce n’est une bête à vendre…
    On me rétorquera que nous sommes dans l’ère du téléchargement et tutti quanti. Mais, pour cela, il ne faut surtout pas regarder les chiffres du téléchargement. Ils sont navrants.

  3. Un partageux dit :

    Il y a un marché public du divertissement culturel « en marge de l’industrie du divertissement ». La chanson française de qualité, qui ne vend pas assez pour convenir au showbiz, ne fait pas non plus partie de l’art officiel des scènes nationales et autres théâtres vivant sous perfusion des subventions publiques. Voilà un fait qui mériterait aussi d’être analysé.

    • administrateur dit :

      C’est une question souvent abordée par le chanteur poète Jacques Bertin. Dans les années soixante-dix, il y avait certains circuits subventionnés où s’exprimaient les artistes de la chanson française de qualité, hélas, ils (j’en fis partie) furent sans doute suffisamment peu divertissants pour assécher le public de ces circuits qui ont disparu. Ajoutons que les artistes chanson de l’époque étaient quand même moins nombreux qu’aujourd’hui. Notons aussi que dans un établissement comme le TNP, jamais de chanson de qualité, sauf si un comédien chante (Lambert Wilson, Agnès Jaoui, François Morel). Conseillons donc aux chanteurs méconnus de devenir des comédiens connus, ils auront droit aux grandes scènes !

  4. Un partageux dit :

    « Les artistes chanson de l’époque étaient quand même moins nombreux qu’aujourd’hui. » C’est du reste vrai pour toutes les disciplines. Les musiciens professionnels de jazz vivant en France étaient environ 200 en 1981. On estime qu’ils seraient entre 4500 et 6000 aujourd’hui. Et tous ou presque de ne pas vivre de la scène mais des cours ou d’autres expédients…

    Les circuits subventionnés où s’exprimaient la CFQ ont disparu brutalement après mai 1981 et la suppression de leur financements publics. Dans la ville où j’ai été lycéen, les trois MJC FJT (foyer de jeunes travailleurs) ont perdu tout financement grâce à l’action énergique d’un théâtreux devenu patron du théâtre municipal qui a rapidement acquis le monopole départemental des subsides publics. Les divers festivals organisés par nos MJC et le théâtre ont également cessé toute activité par désamorçage de la pompe à phynances.

    Je me souviens d’un magnifique festival pluridisciplinaire à qui les théâtreux jacklanguiens reprochaient justement d’être « attrape-tout ». Songez que j’y ai vu Colette Magny et la 9e de Beethoven la même semaine ! De plus cette 9e était un partenariat entre l’ensemble symphonique de la ville allemande jumelée avec notre ville et un chef français. Quelle horreur ! Grâce à la présence de notre théâtreux la musique classique a été éradiquée de la ville pour plus d’une décennie…

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