Évidemment, l’article précédent* a fait grincer quelques dents et créé le « malaise » chez certains. On a pu dire que c’était « un pavé dans la mare des ACI » (entendons-nous, un petit pavé et une petite mare !). Nous savions bien que poser la question du talent chez les chanteurs méconnus faisait partie des sujets qui fâchent. Mais quand même, il nous semblait nécessaire de la poser, au moins pour essayer de comprendre pourquoi elle est un genre de tabou.
Le talent a cette particularité qu’on sait bien le reconnaître quand on a affaire à lui, ou à l’inverse quand il brille par son absence, mais on n’a cependant du mal à le définir. Même si on y parvenait, la définition ne conviendrait pas à tout le monde tant la reconnaissance et l’appréciation du talent relèvent de la sensibilité de chacun.
Parler de talent quand on évoque les artistes de la chanson relève de la gageure. D’une part parce qu’on ne sait pas définir le talent, et d’autre part parce que simplement poser la question suggère l’idée que certains pourraient ne pas en avoir !
Le talent, si mal aisé à définir, semble pourtant pouvoir laisser mesurer sa quantité et sa qualité. On établit facilement (au moins pour soi ) des échelles de valeurs où l’on répartit les artistes selon ses goûts et/ou ses dégoûts personnels. On établit des hiérarchies, certaines comparaisons paraissent possibles, d’autres non.
Il serait amusant au sortir d’un récital de chansons, par exemple, de demander au public d’évaluer sur une échelle de 1 à 10 le degré de talent qu’il reconnaît à l’artiste qui vient de s’exprimer. Comme pour la définition, ça serait sans doute bien compliqué de repérer le degré du talent. On s’apercevrait vite que les barreaux d’une telle échelle sont inégalement répartis.
Pourtant, chacun dans son expérience sait bien que les talents sont inégaux. Tout ne se vaut pas. (Au sortir d’un récital d’un ACI poète, un copain m’a dit : « On dirait un peu du Léo Ferré, mais en quatrième division ! »)
Alors pourquoi se préoccuper d’une chose si difficile à définir et à évaluer ? C’est peut-être bien peine perdue.
Sans doute pour cette raison, on fait comme si le talent allait de soi chez les artistes, mais ne le confond-on pas alors souvent avec l’irrésistible envie de s’exprimer ? Si l’envie est légitime**, le talent, hélas, n’est pas forcément là pour autant. Même avec beaucoup de travail parfois, c’est ainsi.
D’ailleurs le talent n’est pas forcément donné d’un seul coup, à l’état brut. Il peut être à l’état embryonnaire et se développer ou s’étioler faute de conditions favorables et de patience. De bonnes conditions matérielles, un milieu social d’origine favorisé, peuvent aider à tenir le coup pendant l’apprentissage et dans l’attente d’être « élu » par le métier. Les cas sont nombreux. Mais c’est un autre sujet, sur lequel nous reviendrons.
Cette chose curieuse, le talent, échappe bien entendu aussi à celui qui choisit d’être artiste. A moins d’une foi inébranlable en lui-même et d’un narcissisme très supérieur à la moyenne, il a besoin de la reconnaissance des autres pour savoir s’il a un talent quelconque. Et malgré cette reconnaissance le doute subsiste parfois chez lui. Nombre d’entre eux, et pas des moindres (chez les peintres ou les musiciens, par exemple), sont morts avec l’impression de n’avoir finalement rien fait, ou même d’avoir tout raté, alors que leur œuvre est saluée et reconnue. Mais dans la chanson les artistes maudits sont plus rares, et les ego bien trempés, dont le doute n’est pas le moteur premier de l’activité, sont légion.
En ce qui concerne les auteurs-compositeurs de chansons, si on ose parler de talent (et c’est risqué !), ils doivent avoir celui, très particulier, de savoir « mettre les trois syllabes qu’il faut sous les trois notes qu’il faut »***, et s’ils sont aussi interprètes, il leur faut une voix qui plaise et l’art de l’interprétation. Ça fait beaucoup d’éléments très difficiles à réunir. C’est une sorte d’alchimie assez rare. On peut avoir du talent pour tel ou tel aspect de cette activité, mais leur réunion en une seule personne est peu fréquente. Ajoutons que cette alchimie peut révéler des surprises et faire de la réunion d’éléments médiocres une réussite très originale.
Bon, cette affaire est très compliquée, concluons donc en disant que tout le monde a du talent, c’est plus simple, et tout le monde sera content ! Tout le monde a d’ailleurs certainement du talent, un talent caché comme on dit, tout le problème est de trouver dans quel domaine, mais à cela la société dans laquelle on vit n’aide pas beaucoup.
A mon avis, nombreux sont ceux qui s’égarent dans la chanson et qui pourraient peut-être faire merveille ailleurs. Avoir envie de s’exprimer artistiquement est une chose très courante, mais se tromper de voie aussi. De là, peut-être, la question du talent qui se pose quelquefois.
Pierre Delorme
* http://www.crapaudsetrossignols.fr/2019/12/12/les-aci-ii-la-lancinante-petite-question/
** Une jolie phrase, citée (et sans doute réécrite) par L.-F. Céline : « N’essayez pas d’imiter le rossignol ou la fauvette, si vous ne pouvez pas ! Mais si c’est votre destin de chanter comme un crapaud, allez-y ! Et de toutes vos forces ! Et qu’on vous entende ! » (Thomas a Kempis.)
*** « Pour mettre des paroles sur une musique -et pour trouver déjà une musique- il faut quand même une espèce de don, même si on écrit des conneries, et Dieu sait si on ne s’en prive pas, il faut le don de mettre les trois syllabes qu’il faut sur les trois notes qu’il faut. Je ne peux pas l’expliquer mieux que ça. C’est tout un art » (Georges Brassens.)
Ma médiathèque municipale a été réorganisée. Nous avons maintenant des bacs consacrés aux disques « locaux » classés par genre (rock et dérivés, électro, jazz, interprètes de musique classique, musiques trad, etc.)
Génial : on peut aussi d’un coup d’œil survoler la production de chansons. Ouille ! Si d’aucuns de nos facteurs de musiques trad ou de jazz s’exportent volontiers, nos pousseurs de chanson locale ne jouent souvent qu’en quatrième division… Et je serais même fort marri d’utiliser le mot « talent » au sujet de certains disques que je n’ai jamais réussi à écouter jusqu’au bout ! Ou au sujet de certains concerts que je nommerais plus volontiers naufrages.
Sans compter que la chanson, c’est encore plus compliqué que ça. « L’écharpe », qui n’est pas une chose navrante, devient pourtant une bien meilleure chanson quand ce n’est pas son créateur Maurice Fanon qui l’interprète. « De rêves et d’étoiles » prend avec Patrick Ewen une dimension que n’atteint pas son créateur Glenmor. Chacun a ainsi dans sa besace plein d’exemples de son choix.
Eh ben voilà Pierre ! quand tu veux. Là je ne change pas un seul mot. Pas le moindre malaise à l’horizon…