Quand j’écris « les ACI », j’évoque la grande majorité de ceux-ci, c’est-à-dire ceux qui demeurent méconnus mais font le « métier » en marge, vaille que vaille, avec obstination, pour un public restreint mais fervent, qui les « suit » avec fidélité.
Si leur ténacité est admirable et admirée, une lancinante petite question demeure cependant peut-être cachée dans l’angle mort de leur trajectoire : celle du talent. Finalement, est-il (ou était-il) suffisant pour espérer autre chose que la marge de ce « métier » ou est-ce seulement la faute du showbiz ?
Bien sûr, la question n’est jamais posée, elle est au mieux gênante, au pire inconvenante ou même obscène. Chaque artiste s’arrange comme il peut pour la tenir éloignée. Les articles et commentaires exagérément louangeurs de leur petit public les y aident beaucoup.
On peut se dire que l’on ne réussit pas par manque d’ambition, ou par refus de se compromettre avec la société marchande. Que l’industrie du divertissement est pourrie. On peut même croire (c’est plus rare) que c’est le public qui n’est pas à la hauteur de ce qu’on lui propose. On peut invoquer des tas de raisons. Se dire qu’on n’a pas eu sa chance. Considérer que tous les talents se valent et que le succès est une loterie. Chacun se raconte sa propre histoire et finit par la croire. Sans doute est-ce une question de survie morale. On s’accroche à sa « vocation ».
Dans les petites chapelles des admirateurs de ces « méconnus » on croit aussi dur comme fer à ces histoires. Et on finit par penser dans la foulée que tout ce qui connaît le succès ne le mérite pas. Que la réussite ne peut être que le résultat de compromissions, de dents longues et de médiocrité, de vulgarité. Chacun cherche sans doute dans la trajectoire de « son » artiste méconnu de prédilection un écho à la sienne et à l’absence injuste de reconnaissance dont il pense être un peu la victime, lui aussi, comme tout le monde.
Mais pour l’artiste, la lancinante petite question demeure… ou ne demeure pas. Certains ont l’ego suffisamment grand pour se considérer à jamais floués par un système pourri. Mais jamais ils ne remettent en cause la qualité de leur « talent » et surtout son adéquation à l’air du temps. Comme disait notre ami René Troin en parlant de l’air du temps : « L’air, c’est important pour une chanson ! »
Il faut faire pas mal de contorsions pour transformer son « échec » en réussite, en aléa de la vocation. C’est compliqué, il faut remettre en question les notions d’échec et de réussite, inverser les valeurs. Mais d’une certaine manière, il faut bien finir par justifier (au moins pour soi) une obstination peut-être déraisonnable à « faire ce métier » malgré l’absence d’une véritable reconnaissance du public*.
Bien sûr, la plupart des ACI ont du talent, tout le problème est la qualité de ce talent. Reconnaître sa banalité, ou son aspect vieillot et inadapté, est une chose pratiquement impossible pour ceux qui s’obstinent dans des carrières difficiles. En revanche, cela devient plus facile chez ceux qui, comme Henri Gougaud par exemple, après avoir abandonné la chanson, ont trouvé la reconnaissance ailleurs**. C’est évidemment plus simple.
On peut aussi continuer, sans se poser de questions et se concentrer sur son travail. Pourquoi pas ? On peut même se rêver secrètement en « artiste maudit », on peut imaginer des succès posthumes si on en a envie, mais surtout, il vaut mieux la fermer. Personne n’a jamais obligé personne à faire « artiste » et, répétons-le, le succès n’est pas un dû.
Camarades ACI (et leurs admirateurs), ne me tombez trop vite pas à bras raccourcis sur le paletot, ou alors que celui qui ne connaît, ou n’a connu, cette lancinante petite question me jette la première pierre.
Je sais bien qu’on me répondra que chacun fait son « travail » avec passion, amour, honnêteté, humilité, etc. Bien sûr… N’empêche, à moins d’avoir une estime de soi anormalement développée et un fort manque de recul critique par rapport à ses « œuvres », la lancinante petite question ne demeure-t-elle pas cachée dans un angle mort ?
Pierre Delorme
* Claude Nougaro : « A travers vents et marées, déserts et oasis, j’ai toujours poursuivi ma démarche sans tenir compte du public qui a toujours été suffisamment nombreux pour que je continue à faire ce métier. » (Claude Nougaro, Amant des mots, Le Castro Astral, 2019.)
** Henri Gougaud, devenu conteur, animateur radio et écrivain célèbre, estime avoir eu sa chance en tant que chanteur, être passé plusieurs fois à la télé, sans que ça marche pour autant, il a donc abandonné la chanson.
A propos de cette fameuse « chance », Coluche évoquait ceux qui prétendent ne pas avoir eu la leur, mais qui oublient de dire combien de fois elle s’est déplacée pour rien.
Juste une question après lecture : quelles conditions devraient remplir les A.C.I. pour que le mot « métier » (ou d’autres dans le texte) ne soit plus cerné par de suspicieux guillemets ? Le fait de tirer des revenus de son activité, et d’en vivre sans autre recours, ne serait donc pas suffisant ?
Dans la citation au bas de l’article, Claude Nougaro (qui faisait partie du « métier » ) parle du « public qui a toujours été suffisamment nombreux pour que je continue à faire ce métier ». Bien des ACI, même s’ils tirent des revenus aléatoires, voire très irréguliers, de leur activité, n’ont qu’un public également aléatoire et peu nombreux, font-il le même métier que Claude Nougaro ? De là les guillemets. On peut aussi considérer que c’est le même métier et les guillemets sont superflus. Ces guillemets exprimaient davantage la fragilité et la précarité de l’activité plutôt que le soupçon !
Plusieurs angles vraiment pertinents dans ce billet.
Le talent. Je viens d’emprunter à la médiathèque des disques d’ACI pour qui les trompettes de la renommée sont bien mal embouchées. Bah, ils ne sont pas nuls à chier. Mais ils restent dans des limites bien étroites… Tics ou facilités d’écriture, mélodies manquant de caractère, interprétation blafarde, arrangements convenus, ça finit par faire beaucoup de faiblesses pour passionner les foules.
L’air du temps. Le succès des chansons de Renaud est sans doute inimaginable dans les années où Pétain régentait la France. Exactement comme le succès des chansons de Souchon eut été aussi incertain dans les années où Fréhel et Damia tenaient le haut du pavé. Cette adéquation entre l’air du temps et la production de nos ACI, j’en connais un qui l’a fustigé avec vigueur comme contraire à son art. Et son art, à ce polygraphe invétéré, m’a toujours endormi plus sûrement qu’une potion médicamenteuse.
L’air du temps encore. Je me souviens d’un jeune ACI qui, quand je l’ai découvert, me semblait sortir de la naphtaline. Le gars rappelait furieusement l’immédiat après-guerre de la rive gauche alors qu’il était né bien après 1970… Il a finalement renoncé à une « carrière » qui s’annonçait pour le moins laborieuse.
Saisir sa chance. Je songe à un ACI qui l’a eu, sa chance, avec un bien beau contrat dans une grande maison de disque et tout ce qui va bien avec. Il s’est brouillé avec tout le monde et son père en raison de ses exigences d’enfant gâté et son caractère ombrageux. J’ai assisté à un concert où, fâché avec le musicien connu qui l’avait invité, il a longuement présenté au public ses musiciens… en oubliant le gars, pivot du festival et tête d’affiche du concert, qui l’avait invité ! Une bien bonne ambiance émanait de la scène…
Je ne suis pas A, je ne suis pas B, j’essaie d’être I. Pas imitateur, non, Interprète. Je ne veux écrire. Je chante les autres. J’ai souvent payé pour chanter parce que j’aime les mots et mélodies. Certains auteurs n’ont écrit qu’une bonne chanson (à mon jugement), d’autres plusieurs mais quand ils chantent je n’écoute pas. Le Bizzenesssse et la promotion des CD ont tué les Interprètes et éloigné la chanson du public en remplaçant le tout par des sons dont on ne comprend pas le sens… par de la musique et des chansons d’ascenseurs ou de supermarché. Personnellement je chante surtout pour dire ce que j’aime et partager mes émotions. Évidemment j’aime que l’on m’apprécie, que l’on me soutienne, mais tel n’est pas mon objectif. J’ai plus payé pour partager que reçu. J’aime cet article, Pierre.
Cher Pierre,
Ce qui me dérange d’abord à la lecture de ton texte c’est cette rhétorique qui consiste à caresser dans un premier temps les chanteurs dans le sens du poil, à louer leur « ténacité admirable », la même que celles de petits organisateurs opiniâtres et de spectateurs « militants », avant de laisser entendre juste après que celui qui n’accéderait pas à une large notoriété, ce serait surtout parce qu’il refuse de reconnaître qu’il n’est pas assez bon pour devenir célèbre et qu’au fond il n’a que ce qu’il mérite. Comme si toutes les autres contingences du métier de chanteur, loi du marché et pressions exercées sur les médias, efficacité et moyens financiers mis à leur disposition ou non, logistiques, mis en place par les producteurs et les diffuseurs, politiques culturelles concernant d’une façon ou d’une autre la chanson, etc., tout cela n’avait aucune incidence et ne constituait qu’un masque pour justifier leur vie de chanteur raté. D’ailleurs, tu ne parles jamais de ces lois du marché qu’en ironisant sur ceux qui les dénoncent, telle une antienne qui ne servirait en fait qu’à masquer leur médiocrité et leur manque de talent. A te lire, on a l’impression que les chanteurs devraient s’arrêter de chanter parce qu’ils ne rencontrent pas le succès qu’ils escomptaient. Au nom de quoi ?
Mais revenons à ce fameux talent qui leur manquerait. Sa définition dans ton texte semble une chose entendue, convenue par tous, définition selon laquelle évidemment tout le monde est d’accord sans avoir besoin d’en définir les contours.
Pourtant, de quel talent parles-tu ici ? De celui du chanteur qui aurait le talent de se faire reconnaître dans le métier par son ambition ? De celui qui réussirait à faire parler de lui plutôt que de ses chansons ? De celui qui vendrait beaucoup de disques et remplirait les palais des sports ? De celui qui aurait une « belle voix », « une voix singulière » ? Serait-ce le talent de celui qui écrirait de belles musiques avec de beaux arrangements sur de belles paroles ? Que doit-on entendre exactement par « belles paroles », « belles musiques », « beaux arrangements » pour ne pas parler du fameux « bel univers » ? La chanson ne peut-elle pas échapper à cette sectorisation de ses constituants ? Le talent, est-ce encore celui qui chercherait à tout prix à être original au mépris des contenus, simplement pour se distinguer du tout-venant médiatique ? Est-ce celui qui réussirait à se faire le porte-parole de sa génération, d’être en empathie avec son public ? Si je prends mon exemple, et une fois de plus je te prie de m’en excuser, je n’ai personnellement jamais voulu remplir les Zénith, ni devenir riche et célèbre, et n’importe qui en écoutant mes chansons pourra facilement se rendre compte que si tel avait été mon souhait, j’aurais été au mieux d’une très grande maladresse, au pire d’un grand aveuglement. J’ai toujours écrit pour d’autres raisons que je n’ai ni le temps ni la place de développer ici. Je pense d’ailleurs que c’est le cas pour bien d’autres chanteurs que nous connaissons et que nous aimons tous les deux. Les raisons qui les motivent sont presque aussi nombreuses que leur nombre. Sans parler des fonctions qu’ils s’assignent volontairement quand ils écrivent. Je cite souvent l’exemple de « A la queue leu leu », ou des chansons de Patrick Sébastien, chansons que j’estime parfois être des réussites au titre qu’elles remplissent parfaitement leur fonction, fonction que ne remplira jamais par exemple « La mémoire et la mer » écrite avec d’autres exigences, sans doute, mais aussi pour d’autres raisons avec d’autres critères. Par ailleurs, si on prend deux autres exemples, celui de Juliette ou de Bernard Joyet, font-ils des chansons vieillottes et inadaptées (inadaptées à quoi ?) parce qu’elles ont quelque prétention littéraire et que le choix de leurs arrangements s’inscrit dans l’histoire d’un classicisme musical ? Sont-ils tous les deux en échec ou ont-ils réussi leur carrière de chanteur ? Ne peut-on imaginer qu’ils aient choisi délibérément d’écrire et de chanter comme ça simplement parce que c’est comme cela qu’ils avaient envie de s’exprimer et de chanter ? Doit-on leur faire grief de ne pas être dans l’air du temps, lequel air du temps serait défini selon je ne sais quels critères « objectifs » guidés implicitement par les marqueurs du marché ? Et où sont consignés ces critères qui permettraient de séparer la bonne chanson de la mauvaise, et qui les fixerait ? Qui les déciderait et au nom de quoi, de quels intérêts, de quel champ esthétique ? Allons plus loin : que signifie exactement le verbe « réussir » dans la chanson d’aujourd’hui et celle d’hier, et pour quelle catégorie de spectateurs et de chanteurs ?
Puis-je te dire, sans te blesser, que j’ai eu en te lisant une impression de malaise : celui d’être en face d’un point de vue, pardonne-moi, un poil réactionnaire, un peu aigri, complètement négatif et un peu condescendant à l’égard de ces « pauvres chanteurs » qui essayeraient à tout prix de justifier leur manque de talent en se faisant passer pour des victimes. Mais peut-être n’ai-je pas bien compris les raisons qui te motivaient en écrivant cet article ? Je pense en tout cas que tout cela n’est pas aussi simple que tu le dis et que tu le présentes. Pour être plus constructif, il faudrait peut-être commencer par définir avec plus de rigueur les concepts utilisés de « bonne ou mauvaise chanson », de « réussite ou d’échec », de « talent », etc., et avant de porter critique à la carrière d’un chanteur, de s’informer de ses objectifs, de ce qu’il recherche, de son projet de création, de mettre d’abord en lumière ce qui constitue sa singularité avant de le noyer dans la masse d’une communauté qui se comporterait comme ceci ou comme cela.
A mon sens, le critique ne sera jamais un spectateur qui donne son simple avis. Il a besoin d’outils rigoureux d’analyse pour tendre à une objectivité ciblée au cas par cas, et tu m’accorderas que nous sommes loin du compte dans le paysage actuel de la chanson.
Bien fraternellement à toi, Bruno.
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