« L’Etat ne connaît rien à la chanson… ni au reste. »
(Georges Brassens)
Après nous avoir offert les mots de Nougaro*, Jean-Paul Liégeois continue son travail de célébration de la chanson et de ses principaux représentants en proposant à la lecture Je suis une espèce de libertaire**, recueil de courtes déclarations ou d’écrits de Georges Brassens. Le livre se fonde sur le même principe que celui consacré au « petit taureau » toulousain, à travers une suite de propos glanés dans les œuvres du célèbre Sétois, ou dans son Journal, dans des entretiens et aussi quelques écrits que lui consacrèrent certains de ses amis, comme Louis Nucéra, Pierre Louki ou Victor Laville, entre autres.
Le titre donné à cet ouvrage, pris parmi les déclarations de Brassens, n’est certes pas anodin. Il tend, comme l’écrit Jean-Paul Liégeois dans une préface musclée et devenue nécessaire, à corriger sérieusement cette image de « bonhomme consensuel et transparent, cette figure de patriarche presque sans relief que, depuis sa mort en 1981, des kyrielles d’ouvrages lénifiants et insignifiants veulent nous fourguer ».
« L’anarchie, je pense qu’à dix ans je l’avais en moi », dit Brassens dès les premières pages du livre où il évoque surtout son enfance, « heureuse, mais gâchée. Gâchée par l’école », un mot qui le faisait entrer « dans des colères épouvantables ». Sans doute faut-il voir déjà là, en partie, son peu de goût pour l’encadrement, le groupe et l’autorité, maintes fois rappelé dans ses chansons comme dans ses propos.
Si Brassens rappelle ce qu’il doit aux idées sociales de Proudhon, de Kropotkine et de Bakounine, dont « [il] a adopté les idées parce qu'[il] n’en a pas trouvé de meilleures », bien d’autres citations viennent confirmer que son anarchisme relève bien davantage d’une certaine éthique de comportement que d’un attrait pour le militantisme classique où domine le collectif organisé, qui n’est pas sa tasse de thé. « L’anarchisme, c’est une façon d’être, c’est une morale. C’est le respect des autres », dit-il ainsi. Quelques formules bien senties, parfois teintées de cette saine moquerie qu’il dit idolâtrer, sur le profit, le souci de la propriété, l’exploitation de l’homme par l’homme, les lois, les dogmes, l’intolérance et le fanatisme empêchent toutefois de ne voir chez lui qu’un individualiste forcené qui se désintéresserait des affaires du monde (« solitaire, comme dit l’autre, mais solidaire ») et se contenterait simplement de ne pas emmerder ses voisins.
Classés par thèmes qu’annoncent des verbes à l’infinitif, les propos de Brassens, entamés avec l’enfance, se terminent logiquement par le chapitre consacré à la mort, « la fille à tout le monde » et l’une de ses grandes inspiratrices. Ceux qui s’intéressent à la genèse des chansons y trouveront une première esquisse de sa Supplique pour être enterré à la plage de Sète, écrite trois ans avant son enregistrement, qui montre que cent fois sur le métier Brassens remettait son ouvrage, lui qui disait « essayer cinquante mots avant d’en adopter un ».
Auparavant, le lecteur est convié à partager certaines considérations d’ordre général de ce troubadour marginal, « à demi cultivé », d’où transparaît une estime infiniment plus grande pour les autodidactes qu’envers les universitaires gorgés de savoir (« La plupart des intellectuels que j’ai vus étaient vachement fatigués »). Puis viennent ses domaines de prédilection. Sur l’amour, dont il dit ne pas aimer en parler, et les femmes, on ne s’étonnera pas de la part de celui qui se défend d’être misogyne de ne reconnaître « aucune valeur au mariage » et d’estimer que pour lui « la femme du voisin n’existe pas. Cette femme n’appartient pas au voisin ». Sa passion pour la poésie y est bien sûr présente, et l’on goûte ici les hommages rendus surtout à Villon et La Fontaine, ses « vieux amis », et aussi quelques autres. De la poésie à la littérature, il n’y a qu’un pas, et là encore le grand dévoreur de bouquins que fut Brassens sait faire partager ses bonheurs de lecture en rendant grâce, entre autres, à Rabelais, Prévert, Charles-Louis Philippe, Mark Twain, ou Joseph Conrad pour se remettre des mauvais coups. Les amateurs de Céline, en revanche, devront déchanter. Brassens ne l’aime pas.
Au chapitre de la foi et des religions (« … j’ai acquis la conviction intime de l’inexistence de Dieu »), les propos de Brassens ici rapportés devraient, s’ils leur reste une once d’honnêteté intellectuelle, amener à faire pénitence tous ceux qui s’échinent à tirer son âme à leur profit en tenant absolument à en faire un enfant du bon dieu, quand il affirme et répète qu’il ne croit pas un mot de toutes ces histoires et qu’il n’a « pas besoin d’un grand frère là-haut qui [le] protège et [lui] dicte ses lois ». S’il est vrai que Dieu apparaît dans quelques-unes de ses chansons, comme d’ailleurs chez Ferré, cette autre espèce de libertaire, c’est « que le monde en est imprégné », explique simplement Brassens, qui ajoute : « … mais c’est un mot ».
Enfin, pour ce qui nous intéresse en premier lieu ici, la chanson, qui, dit-il, lui a permis de se faire la belle, de s’évader dès l’enfance d’un monde qu’il n’aimait pas, plusieurs affirmations viennent confirmer l’importance toute primordiale que Brassens accordait à la musique (« Mon vrai plaisir, c’est de chercher des mélodies »). Si l’on n’est bien sûr pas surpris de trouver le nom de Charles Trenet pour l’influence qu’il exerça sur lui, on est heureux de découvrir ceux de Boris Vian, de Francis Lemarque et de Pia Colombo parmi ceux qu’il évoque avec sympathie.
« La vie dans les grands ensembles ou la lutte ouvrière, ce sont des choses très importantes pour moi, mais je ne sais pas faire des chansons sur ces sujets. » On devine aisément combien a dû lui peser l’accusation qui l’a poursuivi de n’être pas assez « engagé ». C’est évidemment là que se manifeste un agacement bien réel chez celui qui s’exprime habituellement avec sérénité. Pas engagé ? Pourtant, « ça crève les oreilles », répond Brassens. « Ceux qui m’ont reproché de ne pas être engagé ont les portugaises ensablées », ajoute-t-il. Evidemment, ceux qui ne peuvent penser et agir qu’en troupeau, et qui confondent trop souvent chanson et tract, ont bien du mal à saisir que ce qui l’intéresse « c’est suggérer plutôt que dire », et cela dans un vocabulaire qui n’est pas fait du bois des communiqués politiques, mais dans cette langue « à l’ancienne » qui confine parfois à une certaine préciosité. Il n’est guère étonnant que ceux qui souhaiteraient qu’on ne chante jamais pour passer le temps ne perçoivent rien de ce qui se dit aussi derrière ses vers d’orfèvre. On sent là un Brassens quelque peu attristé de devoir s’expliquer. Attristé, mais pas surpris, car, pour laisser le mot de la fin à cette espèce de libertaire, « les cons, faut tout leur dire ».
Floréal Melgar
* Voir « L’amant des mots ».
** Je suis une espèce de libertaire. Brassens par lui-même, cherche midi éditeur, collection « Brassens d’abord », sous la direction de Jean-Paul Liégeois, Paris, 2019.
Eh que voilà chronique fort bien troussée qui vous met de belle humeur dès matines sonnantes !