Il est arrivé dans la chanson au moment où le glorieux temps des cabarets relevait déjà du passé, mais avant, fort heureusement, que le rouleau-compresseur du showbiz commence à tout écraser et que la gauche cultureuse sauce Jack Lang finisse par livrer le secteur des arts tout entier aux griffes de l’industrie dite culturelle.
Propulsé soudainement dans une certaine notoriété grâce à une chanson délicieusement impertinente inspirée par les safaris africains et sanglants du Seigneur de Chamalières et alors président de la République, Gilbert Laffaille se raconte aujourd’hui, plus de quarante ans après, dans un ouvrage* dont l’importance n’échappera pas aux amateurs de cet art qui nous tient à cœur.
Le premier intérêt de ce livre est de nous offrir l’intégrale des chansons, sketches et « skontch »** de l’auteur du Président et l’éléphant, dans l’ordre où leurs enregistrements nous parvinrent au fil du temps. De son premier 45-tours jusqu’à son dernier CD en date, chapitre après chapitre, Gilbert Laffaille détaille chacun de leurs titres, autant d’occasions de narrer mille anecdotes.
Les souvenirs égrenés par l’auteur portent évidemment, avant tout, sur sa propre création et son parcours artistique : les histoires, petites ou grandes, qui inspirent les chansons, le travail d’écriture, les musiques qui leur conviennent, les influences, les conditions de leur enregistrement, les musiciens – jamais oubliés ici –, les spectacles d’un soir inoubliables ou éprouvants, les tournées à l’étranger, des plus agréables aux plus « rock’n’roll », comme cette virée romano-moldave qui vaut le détour, l’accueil des critiques et l’attitude des médias, etc. Tout cela permet bien sûr de mieux connaître l’auteur par la façon qu’il a choisie d’exercer son métier, mais également par la façon dont il en parle, et ceux qui connaissent un peu l’artiste ne s’étonneront pas d’y trouver beaucoup de finesse, de gentillesse et d’humour. Mais c’est aussi un tableau assez précis du monde de la chanson française que brosse Gilbert Laffaille. Celui de la fin des années 70, en premier lieu, qui sans être idéal laissait néanmoins quelques chances et quelques portes ouvertes à des débutants comme lui. Puis celui des années 80 et suivantes, ses mœurs et sa triste évolution jusqu’à nos jours. Mais si le propos dresse un constat que nous sommes à présent nombreux à estimer navrant, il ne sombre toutefois jamais ici dans une nostalgie perpétuellement larmoyante. Gilbert Laffaille se plaît au contraire à souligner à plusieurs reprises la chance qui fut la sienne de pouvoir exercer ce métier et d’en vivre. Et s’il est amené à déplorer une situation qui n’a fait que se dégrader, c’est peut-être surtout pour exprimer fraternellement des regrets adressés aux débutants d’aujourd’hui pour leur quasi-impossibilité de rencontrer une chance semblable.
Sans être à proprement parler un ouvrage historique ou sociologique, Kaléidoscope n’en est pas moins également, par certains aspects, une peinture de la France des années que ce livre traverse, depuis « l’époque où on écoutait des disques chez des copains » jusqu’à celle où « un temps arrive où la sagesse est de laisser la place ». C’est ainsi que pour certaines chansons traitant par exemple du racisme ou de l’état du monde, thèmes récurrents chez lui, Gilbert Laffaille dresse utilement la toile de fond socio-politique des périodes traversées, ce qui permet de réinstaller lesdites chansons dans leur contexte et de mieux comprendre ainsi leur gestation et leur teneur. Car, espérons-le, ce livre ne doit pas intéresser que la seule génération du baby-boom. Comme Gilbert Laffaille l’écrit avec bon sens, « la création n’est pas quelque chose qui se promène toute seule comme ça dans l’air. Elle se nourrit de la vie d’une personne. La vie choisie mais aussi la vie contrariée, subie. Elle en est le reflet… ». Cela l’amène donc à évoquer cette France qui va de Giscard à Macron, et à livrer fort logiquement quelques points de vue bien sentis, non pour le seul plaisir de parler politique, mais toujours pour établir le lien avec son propre travail de création, en particulier pour ces chansons dites « engagées », un créneau que nombre de chanteurs de sa génération n’ont pas toujours abordé avec la finesse et la pudeur qui sont les siennes.
Mais la vie d’une personne, même quand elle exerce un métier public, ça n’est pas seulement les conséquences qu’entraînent sur son existence les décisions des grands de ce monde et ce qu’elle en pense. C’est aussi ce qu’on nomme la vie privée, qui elle aussi peut en partie nourrir la création artistique. C’est là un domaine particulièrement délicat, surtout quand les épreuves douloureuses ont été au rendez-vous. Il faut alors savoir trouver le bon équilibre entre ce qui peut être écrit et chanté et ce qui ne doit pas l’être, car, Gilbert Laffaille le précise avec toujours autant de bon sens et aussi de pudeur, « la création s’alimente de la vie, mais il y a des limites ». On sait cet artiste suffisamment pudique pour ne pas les avoir franchies, ces limites. Et c’est avec émotion qu’on lit les quelques pages consacrées aux drames qu’il a pu vivre et qu’il évoque ici comme on le fait avec des amis dont on sait qu’ils vous aiment sans pour autant être des intimes à qui tout peut être confié.
Si Gilbert Laffaille reconnaît avoir croisé quelques personnages désagréables au long de son parcours, et connu aussi quelques mésaventures et déceptions, ne vous attendez surtout pas à le voir se livrer à de saignants règlements de comptes. S’il y a bien quelques coups de patte ici ou là – très peu ! –, il prend grand soin de ne jamais sortir les griffes. Car « à quoi bon dire du mal de tel ou tel ? », écrit-il. Et ajoute : « J’ai préféré parler de ce que j’ai aimé, de mes admirations, montré la complexité de ce métier, son côté aléatoire, ce qu’il nous apprend à travers l’expérience du succès, du demi-succès, de l’échec. » A ce titre, son objectif est pleinement atteint, et ce livre demeurera en particulier, parmi ceux des artistes ayant laissé leurs souvenirs, comme l’un des plus éminemment fraternels. On l’a dit, les musiciens, de Jack Ada jusqu’à Nathalie Fortin, en passant par Michel Haumont, Richard Galliano et bien d’autres, ne sont jamais oubliés. Et au chapitre des hommages appuyés, on est heureux de voir apparaître sous sa plume le bien oublié Francis Lemarque, mais aussi Claude Villers ou Pia Colombo, entre autres. Les collègues artistes programmés sur des scènes pour la plupart disparues aujourd’hui ou ayant délaissé la chanson se voient cités ici dans des listes les plus exhaustives possible. Et le sourire vient forcément aux lèvres du lecteur de la génération de l’auteur quand il retrouve les noms de ces artistes, bien oubliés eux aussi, qui enchantèrent pour un temps notre enfance, notre adolescence ou notre vie de jeune adulte : Colette Deréal, Jean-Yves Luley, Luc Romann, Jean Sommer… et beaucoup d’autres.
Les ouvrages consacrés à la chanson où se livrent avec sincérité et honnêteté des artistes capables d’oublier par instants leur propre aventure pour se livrer à des réflexions plus générales sur le métier, sachant s’effacer aussi parfois pour laisser place à ceux qui les ont épaulés ou côtoyés, sont assez rares. Ce Kaléidoscope agrémenté d’une belle préface de Philippe Delerm et offert par celui dont Claude Nougaro disait joliment : « Dès qu’il chante, en moi un oiseau fraternel s’éveille », en est un bel exemple. Et c’est avec plaisir et insistance que nous convions les amoureux de la chanson qui nous lisent à se précipiter dessus, toutes affaires cessantes.
Floréal Melgar
* Kaléidoscope, de Gilbert Laffaille, Christian Pirot Editeur, 2019.
** Ne comptez pas sur moi pour vous dire ce qu’est un « skontch ». Si vous l’ignorez, raison de plus pour vous procurer cet ouvrage. Votre vocabulaire s’enrichira d’un mot et vous ferez connaissance avec Charlotte, ce qui n’est pas rien.
Le mot qui m’est venu en lisant cet article est « l’élégance ». Ce mot ayant à voir également et absolument tant avec le sujet qu’avec l’auteur
Merci Floréal du fond du coeur pour ces mots sur Gilbert. cela me touche énormément. J’aime cet homme, et je t’aime aussi, tu me nourris comme les auteurs du niveau de Gilbert me nourrissent l’esprit et le coeur.
Floréal,
Voici une chronique qui donne une envie furieuse de courir séance tenante chez son libraire pour commander l’ouvrage. Chaque ligne ou presque, qu’elle soit de notre crapaud-rossignol ou bien de Gilbert Laffaille, renouvelle cette envie folle.
« […]exprimer fraternellement des regrets adressés aux débutants d’aujourd’hui pour leur quasi-impossibilité de rencontrer une chance semblable. »
Et voir passer le nom de Francis Lemarque qui m’est si cher ! Je suis trop jeune pour l’avoir connu en activité mais ma mère, mes tantes et mes oncles chantaient je ne sais combien de ses chansons. Et c’est pour cela qu’il figure dans ma discothèque. Et dans ma bibliothèque : « J’ai la mémoire qui chante » consacre du reste quelques pages à un Louis Lecoin qui vous est cher à vous aussi.
Très beau texte sur un très bel être humain que j’ai la chance de connaître depuis plus de 35 ans. C’est aussi un des ACI que j’apprécie le plus. Merci de le soutenir de la sorte.