Très régulièrement, les amateurs de CFQ nous rappellent que si Brassens débutait aujourd’hui dans la chanson il n’aurait aucune chance de passer à la radio et à la télé, et qu’il serait illico recalé par les divers jurys « branchés » des émissions de type « La nouvelle star ». L’ami Pierre a pris tout aussi régulièrement l’habitude de leur répondre que « c’est la raison pour laquelle, pas con, Brassens a choisi de briller dans les années 50 et 60 ».
Récemment, Pierre publiait ici même une réflexion (1) consacrée au célèbre Sétois, qualifié de « modeste agaçant » et adepte d’un « anarchisme bon enfant ». Pas con, décidément, Brassens avait par avance répondu à Pierre (2). Il est fort, le grand Georges !
Floréal Melgar
« J’étais déjà du côté des moutons contre les chars d’assaut avant même que le problème du Larzac eût été posé. Beaucoup de gens, aujourd’hui, sont contestataires. Par mode, pas par nature. Alors que moi je suis né contestataire. Et ces contestataires d’occasion m’accusent de ne l’être pas assez. C’est dans l’ordre des choses. Il en va toujours ainsi depuis six mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent… qui croient penser.
Je suis un faiseur de chansons. Je ne suis pas un journaliste, un pamphlétaire, un militant, un éditorialiste ; d’autres le sont ou croient l’être, avec plus ou moins de talent et de bonheur. Ils disent toutes ces choses qu’on voudrait m’entendre dire ; il faut leur laisser ce soin et ne pas me demander de faire de la propagande, je ne saurais pas m’y prendre. Ce n’est pas la peur qui me retient ; je n’ai pas ce tour d’esprit, voilà tout.
Je ne suis pas un poète, mais un parolier qui a fait ses preuves. Croyez-vous vraiment qu’en mai 68, si je l’avais voulu, je n’eusse pas été capable d’écrire une petite chanson bien sentie qui eût certainement fait le tour de France ? Quel risque encourais-je à dresser une barricade de couplets ; à dresser une barricade de couplets, à lancer des « cocktails Molotov Brassens » sur les CRS ? – Le ridicule ! Mais le ridicule ne tue plus. Ceux qui l’ont fait à ma place ne s’en portent pas plus mal, sauf que leurs petites bombes en forme de goualantes sont désamorcées depuis longtemps.
En réalité le mal, si mal il y a, vient de ce qu’on ne m’a pas bien écouté. On n’y est pas obligé ; je ne force personne ; mon public est assez nombreux. Mais alors, qu’on se taise, qu’on évite de parler de ce qu’on ne connaît pas !
Votre ami même, Maurice Clavel, qui m’a demandé de vous rencontrer (3), qui est un homme non seulement charmant et généreux – et d’une intelligence remarquable à cent coudées au-dessus de la mienne –, qui de plus est mon ami, mon compatriote [et] fut mon condisciple au collège de Sète, ne m’avait pas bien écouté quand il me chercha des poux dans la tonsure à propos de ma chanson Tempête dans un bénitier. Qu’est-il allé voir là-dedans ! Ce n’était qu’une farce, une petite farce, discutable peut-être sous le rapport du bon goût, mais rien de plus. Je ne crois pas en Dieu, je tiens les religions pour un grave danger et peu m’importe que la messe soit dite en latin ou en français (deux langues d’ailleurs que je ne maîtrise pas bien)… j’ai voulu m’amuser un peu.
Je vous explique tout cela parce que vous me l’avez demandé. Mais je pense qu’il ne faut jamais donner d’explication, que ça fout tout par terre, que ceux qui savent devinent et que, je cite mon ami Albert Simonin : « Il faut laisser proférer les bourdes les plus énormes, les insanités les plus échevelées, les contrevérités les plus flagrantes, sans protester ni rectifier. On ne convainc jamais personne et surtout pas les branques ! »
On m’a souvent reproché de ne pas aller assez loin. On m’a souvent reproché quelque chose. Vous savez, il se trouve toujours quelqu’un pour vous dire qu’on aurait dû mettre la tour Eiffel autre part qu’à l’endroit où on l’a érigée. Notez que je suis allé quand même bien plus loin qu’il n’y paraît à première vue ou à première écoute. D’abord, et je n’en tire aucune vanité, aucune gloire, mais je fus l’un des premiers à proférer des gros mots, de très gros mots sur les plus grandes scènes de music-hall. Ça peut sembler facile en notre temps où la moindre actrice, jouant les petites-bourgeoises ou même les femmes du monde, dit chaque jour ou presque à la télévision (où mes violences de langage furent longtemps interdites) : « Ça me fait chier de me faire enculer en préparant le petit déjeuner » – termes que je n’ai du reste jamais employés, mais à l’époque ça n’allait pas tout seul. J’ai par exemple – en me mettant, ne l’oublions pas, dans le même sac que ceux que je traitais ainsi – plus ou moins dit, laissé entendre que la plupart des gens étaient des cons. Ce fut un tollé ! Les jeunes l’ignorent qui n’étaient pas nés en ce temps-là, mais les anciens s’en souviennent.
Oui, je suis allé assez loin naguère, et j’y vais encore. Mais je ne le dis pas, je le suggère. C’est dans mon tempérament ; à mes auditeurs de le deviner, de compléter. Quand on écoute mes chansons avec une oreille un peu fine, on entend que je ne suis pas du côté de la guillotine, de la loi, du côté de l’armée, du côté de l’exploitation de l’homme et de la femme qu’on force à se prostituer, du côté de la religion, du côté du profit, du côté du béton et des grands ensembles. Tout cela, je l’ai quand même écrit noir sur blanc ! Mais les connards, et aussi quelques non-connards malheureusement qui aiment bien qu’on leur mâche les mots, auraient souhaité m’entendre proférer : « A bas la peine de mort ! A bas la loi ! A bas l’armée ! A bas l’exploitation de l’homme ! A bas la prostitution ! A bas la religion !! A bas le profit ! A bas le béton ! » C’était facile à faire, beaucoup ne s’en privent pas et n’en retirent, du reste, aucun succès. Qu’est-ce que je risquais à parler ainsi ? D’être tricard sur les ondes ? Je l’étais déjà, sauf à Europe numéro 1. Non, la seule chose qui pouvait m’arriver, c’était de manquer mon but et d’écrire des chansons insipides dont le public se fût bien vite lassé.
Je ne mets pas mon drapeau dans la poche. Mais je n’en annonce pas la couleur, seulement la nuance – mais la nuance, aujourd’hui ! Je ne chante pas L’Internationale : je la laisse entendre, je la fredonne… Mais les oreilles, aujourd’hui, n’aiment, ne perçoivent que les décibels. Bref, les gens sont plus royalistes que le roi ou plus anarchiste que Ravachol.
Ajoutons en passant que ceux qui voulaient me faire crier « A bas la peine de mort, la loi, l’armée, l’exploitation ! », à leur insu ou à bon escient, sont partisans de la peine de mort, de l’armée, de l’exploitation, de la religion, mais d’une autre forme de peine de mort, d’une autre forme d’armée, de loi, de religion tout aussi redoutables et peut-être plus encore… que celles qu’ils m’accusent de ne pas combattre avec assez de conviction !
On s’est posé cette question : « Qu’a fait Brassens pour le Larzac ? » Ridicule ! Il suffit d’écouter l’ensemble de mes chansons pour comprendre. »
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(1) Voir « C’est un modeste… agaçant ».
(2) Le texte reproduit ci-dessus est extrait de Georges Brassens – Journal et autres carnets inédits, le cherche midi éditeur, Paris, 2014.
(3) On ignore à qui s’adresse Brassens dans ce texte, mais on a l’impression qu’il prévoyait tout l’intérêt que lui porteraient les « Crapauds et Rossignols ».
» On ignore à qui s’adresse Brassens dans ce texte, mais on a l’impression qu’il prévoyait tout l’intérêt que lui porteraient les « Crapauds et Rossignols ». »
C’est bien la preuve s’il en fallait une, que Brassens était un visionnaire ..
« Je suis un faiseur de chansons. Je ne suis pas un journaliste, un pamphlétaire, un militant, un éditorialiste […] »
On le nommera X. Il a fait un premier disque enthousiasmant. Mais ses amis politiques lui ont beaucoup reproché de ne pas assez « dire les choses ». Son deuxième disque, pitoyable, était davantage un recueil de tracts qu’un album de chansons…
Et il m’a ainsi fait songer à Jean-Max Brua qui s’est parfois laissé à écouter son parti plutôt que son talent.
Il était un faiseur de chansons, certes, mais il s’est exprimé beaucoup dans des interviews diverses où il donnait le plus souvent une sorte de point de vue assez neutre et prudent, du moins très généraliste, sur les choses. Dans le texte publié ci-dessus, qu’il faut remettre dans le contexte des années soixante-dix, il me semble entendre la voix d’un homme en quelque sorte « vexé » d’être un peu dépassé par les bouleversements de 68, d’appartenir déjà à une autre époque. En affirmant qu’il a déjà tout dit (pour qui sait entendre ses chansons) et qu’il est un « contestataire né » (qu’est-ce ?) plus légitime que ceux qui le seraient pour suivre la mode, on peut aussi se demander s’il est si modeste que ça, finalement. De plus, l’idée que l’engagement dans les chansons ne serait légitime qu’à la condition de risquer quelque chose (sa liberté, sa vie ?), n’est pas forcément convaincante, même si on sait que dans les années soixante-dix pas mal de chansons « contestataires » opportunistes ont vu le jour parce que c’était la mode. Après tout, lui-même en faisant part de ses convictions libertaires en chanson, même avec finesse et humour, n’était-ce pas un engagement ? Et que risquait-il ? Il lui semblait ridicule de chanter le Larzac, pourquoi pas, mais il ne lui semblait pas ridicule de chanter les animaux abandonnés à Montélimar les jours de départ en vacances.