L’entretien ci-dessous, réalisé par Juan Cruz, a été publié le 12 février 2019 dans le quotidien espagnol « El País ».

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Il a commencé à chanter pour les vaches qu’il gardait et à prendre l’argent de sa tante pour acheter des textes de chansons à Saint-Sébastien. A 14 ans, il part en France avec sa mère et ses deux frères pour rejoindre son père, un républicain anarchiste exilé à Perpignan. Il rencontre de nombreux poètes qu’il a chantés : Alberti, Goytisolo, Neruda… Il célèbre aujourd’hui à Paris et dans plusieurs villes d’Espagne le demi-siècle de ses débuts à l’Olympia.

Photo : Vanessa Montero.

Photo : Vanessa Montero.

Paco Ibáñez (né à Valence en1934) vit dans une maison avec terrasse au centre de Barcelone. Sur cette terrasse, il jouait aux cartes avec son ami José Agustín Goytisolo, qui lui donna un jour les vers de Palabras para Julia (« Mots pour Julia »), alors qu’une autre Julia (Julia Sanjuán), son épouse, archéologue, qu’il a rencontrée en 1993, n’était pas encore entrée dans sa vie. A côté du salon où ils mangent, Paco exerce le métier que le vieux philosophe Zénon conseillait à ceux de sa lignée : la menuiserie. Le père de Paco était un ébéniste républicain et le chanteur a appris à le suivre dans sa passion d’apprivoiser le bois. Basque marié à une Valencienne, il a souffert du déracinement et de l’exil en raison de la guerre, et Paco a suivi cette voie et aussi ce désir d’emmener la menuiserie partout avec lui. Son père avait un penchant pour les castagnettes. Dans les chansons de Paco, il n’y a pas de castagnettes, il reste sobre, mais sa maison et les maisons de ses amis en ont de toutes sortes, sculptées par lui. Pour ceux qui ne l’ont pas connu personnellement et ne le perçoivent qu’à travers ses chansons, il semble que Paco Ibáñez soit un moine aux cheveux désordonnés, à demi rasé, concentré comme un moine de Silos. Et pourtant, c’est un homme qui vous embrasse comme un ours et rit de tout son corps. Il cuisine aussi et est affectueux. La Catalogne est son lieu de résidence depuis 1994, mais ce n’est pas la première fois que ce Parisien à l’âme basque y vit. Ici, il a des dates de concert et des amis, et maintenant qu’un demi-siècle s’est écoulé depuis ses débuts à l’Olympia, sanctuaire laïc des Espagnols qui ont goûté à sa voix et à ses paroles, il a célébré à Paris (le 24 janvier dernier au Casino de Paris) et en d’autres endroits en Espagne (Madrid, 28 et 29 janvier, puis Barcelone, Cadix, etc.) la musique née en lui à l’écoute de Georges Brassens, son autre père. Nous parlons face à la terrasse, autour d’une table, dans sa chambre. Un livre de Brassens, le Quichotte et Atahualpa Yupanqui l’entourent ; la maison est pleine de poésie, jusque dans l’atelier d’ébénisterie. Sans les poètes qui l’habitent, de Luis de Góngora à Rafael Alberti, il ne serait pas Paco Ibáñez. La perception produite en l’approchant est celle d’un homme bon, non envieux et qui tient la gratitude en haute estime. Il commence par évoquer une histoire avec Joan Manuel Serrat (1), dès que nous nous asseyons à sa table.

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Que s’est-il passé avec Serrat ? En 1969, je vivais à Barcelone. Je revenais tout juste d’une invitation à Cuba et n’avais pas un sou. Je devais payer le loyer et rembourser des dettes au supermarché. J’ai appelé un ami pour qu’il me prête 10.000 pesetas de l’époque. « Ah, si tu me les avais demandés hier ! » J’ai finalement appelé Serrat. Il m’a dit : « Oui, bien sûr. » Et il est venu me les apporter. Et il ne m’a pas apporté 10000, mais 20000 pesetas ! Serrat m’a sauvé, j’ai pu tout payer, et puis certaines dates m’ont été proposées à Valence, et je suis allé de l’avant… Mais à Valence….

Que s’est-il passé à Valence ? J’allais y chanter mais un groupe de maoïstes est arrivé pour me huer. C’était des sauvages qui ne voulaient pas me laisser chanter. Je me suis arrêté, je leur ai demandé de me laisser chanter, leur ai dit que les gens avaient payé leurs billets. Ils ont mis en place une sorte de tribunal populaire pour moi : j’allais chanter pour les fils des bourgeois, des capitalistes qui voulaient récupérer je ne sais quoi à travers la culture. C’était comme s’ils récitaient le Petit Livre rouge de Mao. Il me restait trois concerts, mais tels qu’ils se présentaient je voyais mal les choses. Il m’est venu à l’esprit de tout foutre en l’air en leur disant que si en fait tout était stratagème contre le peuple, la meilleure chose qu’ils pouvaient faire était de mettre le feu à cet endroit. Ils criaient : « Génial, c’est une idée géniale. » Mais ils n’ont rien fait et j’ai donné mes concerts sans problème.

Nous sommes issus d’histoires très graves de fanatisme…. Torquemada, Isabelle la catholique, ou Franco qui n’a pas fini de prendre congé de nous, voyez quel fruit ça a donné.

Vous le trouvez si présent ? Oui, je le trouve très présent dans la tentative d’arrêter les progrès de l’Espagne. Il est toujours là et il est bien représenté aujourd’hui par un homme qui met en danger le bien-vivre de ce pays.

Vous vivez en Espagne depuis longtemps. Comment vous sentez-vous ? Je joue de la guitare, je chante et les gens applaudissent. Finalement, ils m’ont convaincu que ce que je fais est bien. Depuis mon enfance, j’ai aimé chanter ; je gardais les vaches et elles ont été mon premier public. J’ai pris de l’argent à ma tante pour acheter des textes de chansons à Saint-Sébastien.

Vous êtes fils de républicains. Quelle était votre relation avec eux ? Que vous ont-ils appris ? Mon père était un républicain anarchiste et il s’est réfugié en France. Ma mère est restée seule à Saint-Sébastien avec trois enfants, et nous y avons vécu jusqu’à mes 14 ans. Puis nous avons traversé la frontière pour le rejoindre à Perpignan. Je me souviens encore que c’était un dimanche (nous avions vécu avec une tante qui priait jusque dans son sommeil) parce que les cloches de l’église ont commencé à sonner et j’ai dit à mon père : « Bon, il faut aller à la messe. » Il ne m’a pas dit de ne pas y aller, mais il m’a adressé un sourire qui m’a ouvert les portes de la vérité. J’ai tout de suite compris que la religion, Dieu, sa mère, le Saint Esprit, tout cela était un conte, et tout ce mensonge s’est effacé en moi. Mon père m’a appris à respecter les autres, le métier d’ébéniste, que la vie est une lutte, que je n’étais pas seul et que les autres existent aussi.

Comment la guerre vous a-t-elle affecté ? Comme pour tous les républicains, comme une grande tragédie. Le Grand Criminel a balayé, liquidé un pays et une civilisation. C’est avec cette grande tristesse que mon père a pris congé du monde. En 1959.

Comment imaginez-vous cette civilisation balayée par Franco ? Mon père m’a parlé des luttes des anarchistes dans la République. Puis j’ai lu que c’était un pays qui aspirait à s’organiser en tenant compte de l’existence des autres, avec générosité, solidarité, en rendant un culte à l’intelligence. La République fut une révélation que l’Espagne n’avait jamais connue, le monde s’est ouvert à tous les Espagnols et le Grand Criminel est venu et l’a refermé.

Comment s’est passée votre première relation avec la musique à l’époque ? J’allais garder les vaches et je chantais pour elles… Je ne sais pas comment ça s’est passé. C’est sorti de moi. Je chantais toujours. Mon père a vu que j’avais une certaine sensibilité et il m’a adressé à un professeur de violon à moitié fou pour qu’il m’apprenne. Puis mon père a décidé qu’on devait aller à Paris. Perpignan lui paraissait comme un puits sans eau. A Paris, j’ai appris à jouer de la guitare et j’ai eu la chance de découvrir Brassens, le peintre vénézuélien Jesús Soto… Il avait une grande personnalité. Il m’a appris à ne pas faire de concessions. Si Brassens n’avait pas existé, toi et moi ne serions pas ici aujourd’hui en train de parler.

Pourquoi a-t-il été si important pour vous ? Il a été très important. Il est le troubadour le plus important que l’humanité ait jamais mis au monde. Le Jean-Sébastien Bach de la chanson. Sans magie, il n’y a pas de poésie, et il est né avec elle. Je l’ai découvert, je l’ai rencontré, et j’ai commencé à l’imiter parce que j’ai vu qu’il mettait les poètes en musique. Un jour, on m’a offert un livre de photographies sur l’Andalousie dans lequel il y avait un portrait de femme regardant la mer, à côté du poème La más bella niña (« La plus belle fille »), de Góngora. Ça a été ma première chanson, mais je l’ai faite sous l’influence de Brassens.

97.4losdosIl est curieux que Brassens vous ait emmené à Góngora… Ce n’était pas Brassens mais son œuvre, sa magie, une chanson qui demeure… Le charme de Góngora est aussi dans ce vers : « Laisse-moi pleurer, bord de mer. » Si la femme qui s’exprime avait dit « Laissez-moi pleurer au bord de la mer », elle désignerait un endroit, il n’y aurait pas de magie, mais elle demande au bord de mer de la laisser pleurer. Il y a quelque chose de nucléaire, quelque chose d’explosif, quelque chose qui durera toute une vie.

Mais cette explosion est sûrement en vous… En tant que lecteur qui peut comprendre cette magie… Mais pour y parvenir, tu dois être poète. La femme de José Agustín Goytisolo, Ton Carandell, dit : « Paco ne sait pas écrire, mais il sait lire. » C’est vrai : deux mots peuvent être une explosion pour moi. Beatriz Beloqui, une poétesse navarraise, a écrit un poème qui dit « Danse ta colère ». Si elle avait dit « Danse avec ta colère », elle ne dirait pas la même chose. Il n’y aurait pas la même beauté, qui est ce que je cherche en lisant.

Vous cherchiez ça en chantant ? C’est ce que je cherche ! Comme dans le conte, le poème doit être explosif, et la chanson doit l’être aussi. Une chanson est un court roman. C’est pour ça qu’il faut avoir du talent, et Brassens l’avait comme personne d’autre.

Au fil du temps, vous avez cherché les poètes, presque exclusivement. C’était un risque de mettre en musique l’Archiprêtre (2) et Góngora… Avec ça, vous n’alliez pas gagner les 20.000 pesetas à rendre à Serrat. Ha, ha, ha. Si tu penses que c’est risqué, il est inutile de commencer. N’y pense même pas. Par exemple, Un Español habla de su tierra (« Un Espagnol parle de sa terre ») résume la grande tragédie de la guerre civile, dite par Luis Cernuda. « Un jour, alors libre / de leurs mensonges, / tu me chercheras. Mais alors, que doit dire un mort ? » Cet homme mort ne pourra plus jamais parler ou dire ce qui s’est passé. C’est ce qui est nucléaire, ce qui est explosif.

C’est à Paris que Paco Ibáñez explose… J’ai eu la chance de vivre ce moment, après 1968. Je ne sais pas s’il y en aura un autre, car presque tous les poètes de la chanson ont disparu. Pour moi, la France est la capitale du monde de la chanson. Elle a récemment cessé de l’être. La France s’est assombrie.

Quelle était l’ambiance autour de votre passage à l’Olympia, dont vous célébrez aujourd’hui le demi-siècle ? L’Olympia est le fruit de ce mois de mai. Des jeunes ont soulevé un couvercle qui ne leur permettait pas de respirer. Deux filles ont organisé un concert, et d’une salle en sueur il a été transféré dans la cour de l’université. Par chance, le directeur de l’Olympia était là. Et voilà. Ma mère était heureuse. Alors que tout le monde continuait à applaudir, elle a dit, très fière : « Tous ceux-là ne savent pas qu’ils sont là grâce à moi. »

Quels souvenirs gardez-vous de ces soirées ? Ils sont très mélangés. Je ne collectionne pas les souvenirs, c’est une question de caractère. Je garde une grande joie intérieure, bien sûr, l’Olympia c’était impressionnant. La première chanson était celle de Gabriel Celaya, La poesía es un arma cargada de futuro (« La poésie est une arme chargée de futur »). Ce fut un réveil. Les chansons de Blas de Otero, Antonio Machado, Goytisolo, Alberti… La réponse des gens était impressionnante. Ils étaient avides de connaissances, de curiosité. Toute la passion pour la connaissance de la jeunesse s’est concentrée à ce moment-là. Une explosion.

Et l’écho est arrivé en Espagne. Aussitôt. Les universités ont fait le plein. Les jeunes avaient le désir de tout changer, de rompre, d’enlever cette chape qui nous empêchait de respirer. Impressionnant. Au point que quelqu’un m’a dit à Madrid vers 1985 : « Paco, il faut te recycler. » Il voulait dire qu’il fallait mettre de la batterie, de la trompette, du bruit. Mozart a dit que la musique n’a pas besoin de blesser l’oreille. Le bruit est arrivé, et il nous a ordonné de nous taire.

Ils ne vous ont pas fait taire. Ils ne m’ont pas fait taire, mais ont fait taire beaucoup de gens. Et le bruit et le football, cette malédiction, ont triomphé.

Vous avez rencontré beaucoup des poètes que vous avez chantés… J’ai eu de la chance. Alberti, Goytisolo, Caballero Bonald, Neruda, Blas de Otero, Rodríguez Tuñón… Des amis qui m’accompagnent. Je me souviens d’une anecdote avec Alberti, à Jaén. Un journaliste m’a interviewé et, alors que Rafael était à mes côtés, m’a interrogé sur l’URSS. Je fulminais contre Staline, sans réaliser qu’Alberti était communiste. Ensuite, l’intervieweur est allé le voir pour savoir s’il était d’accord avec moi. Voici ce qu’a dit le poète : « Je suis d’accord avec ce que Paco a dit et avec ce qu’il dira. » Ha, ha, ha. Toute la grâce andalouse s’est mise à briller en lui.

Vous avez prolongé la vie de Celaya. Il a enfoncé le clou avec ce vers : « Nos chants ne peuvent être sans péché une parure. » Il n’est pas pensable de faire des chansons aussi éphémères qu’aujourd’hui, de parler autant de Rosalía (3), dont on a fait un produit synthétique. C’est une insulte pour les gitans de dire que ce qu’elle fait est du flamenco. Je ne l’accuse pas elle, mais ceux qui en ont fait un produit de consommation, rien de plus.

Vous n’avez jamais été tenté de vous louer pour la consommation ? Non. Personne ne me loue, impossible ! Si tu décides de ne pas faire de concessions artistiques, tu ne peux pas être loué, ni acheté.

Un autre poète que vous avez prolongé a été José Agustín Goytisolo… Il s’est prolongé tout seul ! Palabras para Julia était là, une chanson faite par lui avec cette magie indélébile qui traverse les siècles… Le Goyti était un grand ami de ses amis. Il avait de la malice, le sens de l’humour, le talent de choisir et d’assembler les mots. Humainement, il était formidable, attachant. C’était un enfant et un adulte à la fois.

Vous n’êtes pas un peu comme ça ? Je pense que oui, mais je n’ai pas le talent d’écrire… Je pense que je suis toujours l’enfant que j’étais. Je suis rempli de joie par ce qui est beau, ce qui peut me surprendre, la magie de cette femme qui dit « Danse ta colère », tout ce qui me secoue intérieurement.

Enrique Vila-Matas a dit que vous êtes la voix de la République… De la République comme voix et pouvoir du peuple… Peut-être qu’ensemble nous penserons mieux et que de là sortira une fleur… Jusqu’à 14 ans, j’ai vécu au Pays basque, j’ai grandi dans sa langue, et maintenant je vis en Catalogne où il existe aussi une langue qui a toujours été parlée. Ce sont des façons de sentir qu’elles viennent de la République, et je sens cette voix.

Comment vivez-vous le conflit actuel en Catalogne ? C’est délicat. En Espagne, il y a un anticatalanisme insupportable : ils se laissent emporter par les trompettes de la colère, de la haine, et il n’y a rien de pire que la haine pour vouloir comprendre. On le peut par le dialogue, mais des deux côtés, car l’indépendance n’a aucun sens. Junqueras (4) était inconscient quand il a déclaré que 50% plus une personne constituait un nombre suffisant pour l’indépendance. C’est comme si vous disiez que vous allez organiser la guerre civile : une moitié contre l’autre moitié. Je ne suis pas d’accord non plus sur le fait que lui et ses camarades soient en prison.

Quand Brassens est mort en 1981, vous avez dit à José Manuel Vaquero dans El Pais : « On ne peut pas dire à quoi servent ses chansons, de la même manière qu’on ne peut pas dire à quoi servent Cervantes ou les fleurs. » Et vous voici, près de votre lit, entouré de Brassens, Cervantes et des fleurs… Et Atahualpa ! Comme si nous nous étions arrêtés en 1981 !

La mort de Brassens vous a paralysé. Que vous a apporté Brassens ? Penser que cela vaut la peine de vivre pour une chanson.

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(1) Joan Manuel Serrat : auteur compositeur interprète espagnol très connu dans le monde hispanophone, cofondateur du courant appelé « nova cançó » (la « nouvelle chanson »), auteur de plus de 300 chansons en langues catalane et espagnole.
(2) « L’Archiprêtre » désigne Juan Ruiz, archiprêtre de Hita, poète du XIVe siècle que Paco Ibañez a mis en musique.
(3) Rosalía : jeune chanteuse espagnole en vogue, que le showbiz de là-bas, aussi lamentable que le nôtre, matraque. Un peu l’équivalent de nos Juliette Armanet et autres Angèle ou Charlotte Gainsbourg.
(4) Oriol Junqueras, homme politique espagnol devenu vice-président du gouvernement indépendantiste catalan de Carles Puigdemont. Il fait partie, à ce titre, des neuf élus catalans emprisonnés sur décision du gouvernement central.

Traduction et notes : Floréal Melgar.

5 commentaires »

  1. Catherine Morin dit :

    Bel hommage de Paco Ibanez, chanteur engagé, à notre cher Georges, poète également libre. A écouter absolument le disque de Paco Ibanez chantant ses amis poètes (dont GB : « la mala reputacion »)

  2. Paco-Brassens, Brassens-Paco… deux hommes libres !

  3. Didier Agid dit :

    J’ai dit un jour à Paco qu’il était l’homme le plus proche de Brassens. Je le pense et le penserai toujours.

  4. Isaac Attia dit :

    « Georges Brassens est le Jean-Sébastien Bach de la chanson ». Dans de nombreux entretiens et même lors de ses concerts, Paco Ibanez ne manque pas de rappeler que, pour lui, Brassens est le plus grand de tous. Et il associe toujours son hommage à cette comparaison entre Bach et Brassens. On pourrait penser qu’elle est anodine et qu’elle sert uniquement à dire que l’œuvre de Brassens est au niveau de la musique classique. D’ailleurs, beaucoup d’amateurs de Brassens contemporains du chanteur, n’avaient chez eux que des disques de musique classique, quelques standards de jazz et des chansons, uniquement, de Brassens. Mais pourquoi parler de Bach plutôt que de Mozart qui est souvent synonyme de perfection musicale. En me posant cette question pendant longtemps, j’ai trouvé, peu à peu, une réponse qui m’a permis de mieux comprendre, non pas pourquoi Brassens est un grand auteur, mais, en quoi Brassens est un grand auteur. En d’autres termes, cela m’a fait passer de l’admiration envers l’auteur à une meilleure appréciation de l’œuvre. En effet, il y a dans la musique de Jean-Sébastien Bach quelque chose que l’on ne retrouve pas chez les autres compositeurs qui font entendre de la musique. Bach, de son coté, fait entendre des notes, qui deviennent de la musique, et qui, miraculeusement, redeviennent des notes enrichies par la musique. Alors que les compositeurs utilisent les notes comme les peintres des couleurs, c’est-à-dire comme de la matière première pour un produit fini qui donnera une peinture ou une symphonie, Jean-Sébastien Bach ne se sert pas des notes comme d’une vulgaire matière première pour en faire de la musique. Il joue avec les notes qui semblent se transformer, « sous nos yeux », en musique, tout en restant, plus que jamais, des notes à part entière. Parfois, on dit cela de certains peintres, lorsqu’on parle des « bleus » de Chagall ou des « jaunes » de Van Goth. C’est un peu comme un chef cuisinier qui rapproche et conjugue des ingrédients pour en faire un plat, mais qui le fait avec tant de délicatesse et sans tomber dans le mélange grossier, qu’il réussit à créer les saveurs nouvelles d’un plat sans, pour autant, tuer le goût de chaque ingrédient. Au contraire, chaque ingrédient retrouve une saveur et des nuances oubliées, au contact des autres ingrédients. Brassens pratique de la même façon avec les mots et les expressions de la langue française. C’est peut-être pour cela qu’il est important d’écrire des chansons, comme le dit Paco Ibanez en parlant de Brassens, au point de « penser que cela vaut la peine de vivre pour une chanson ». Et c’est peut-être pour cela que parler de chanson n’est pas aussi futile que de parler de la pluie et du beau temps. « Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps, le beau temps me dégoûte, me fait grincer des dents, le bel azur me met en rage, car le plus bel amour qui m’fut donné sur terre, je l’dois au mauvais temps, je l’dois à Jupiter, il me tomba d’un ciel d’orage ». Quel beau coup de foudre !

    Pour finir, je voudrais dire que ma conception de la chanson comme une œuvre d’Art intemporelle, ne contredit pas la conception d’une production qui s’inscrit dans l’air du temps. La chanson ne se résume pas à un phénomène social mais je reconnais volontiers qu’elle participe aussi de cela. Ainsi, à propos de Paco Ibanez et Georges Brassens, j’ai noté une curiosité intéressante. Lorsque Brassens chante « La mauvaise réputation », les réactions du public français portent principalement sur les refrains humoristiques qui concluent chaque couplet : « tout le monde médit de moi sauf les muets ; tout le monde me montre au doigt sauf les manchots ; tout le monde se rue sur moi sauf les culs-de-jatte ; tout l’monde viendra me voir pendu sauf les aveugles ». Par contre, lorsque Paco Ibanez chante sa traduction en espagnol, ce n’est pas cela qui fait réagir le public. En Espagne, tout à coup, une salle entière se soulève en une ovation exaltée lorsqu’elle entend : « la musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas ». Et l’on comprend pourquoi…

    • administrateur dit :

      De mon point de vue, la « Chanson » en général est sans doute un chef-d’oeuvre intemporel, aucune en particulier ne semble pouvoir le devenir.

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