Il y a trois ans aujourd’hui, disparaissait notre ami René Troin, qui demeure dans notre mémoire attristée. René fut l’auteur de plusieurs ouvrages. Dans l’un d’eux, notre préféré, La Crau (Arizona)*, il raconte de « petites histoires », comme l’indique le sous-titre de son livre, consacrées à sa région natale du Var, à son enfance et son adolescence. Nous vous proposons ce très beau texte qui en est extrait, Le grenadier.
Nous vous offrons par ailleurs l’une de ces « cartes postales » que nous avions coutume de publier sur « Crapauds et Rossignols » durant chaque trêve estivale, où l’on retrouve, avec son humour sensible, les rêveries d’adolescent de notre ami.
« Je me souviens des hommes qui ont dormi chez vous.
– Qui parle ? Qui nous parle ? » s’inquiétèrent les pierres, qui s’éveillaient d’un long silence.
Du silence des pierres.
« C’est moi, le grenadier, l’arbrisseau solitaire, né d’un vent de hasard, d’une motte fertile et de pluies nourricières. »
Du premier au dernier, la lune a ses quartiers. Elle est pleine, nouvelle, ronde, voilée, dans l’eau. Elle est tout ça la lune qu’on voit dans le ciel. Et puis, il y a les nuits de lune rare. La lune rare a ce pouvoir de donner la parole aux choses et aux plantes, qui parlent alors comme des gens. La lune rare a ses gardiens, des armées lourdes de nuées, des nuages imperméables. Quand la lune rare se lève, c’est dans un ciel qu’on ne voit pas. Et toutes ces choses que disent les plantes, toutes ces plaintes qui sourdent des choses, seuls les enfants inquiets veillent pour les entendre.
J’étais un enfant inquiet.
« La dernière fois, reprit le grenadier, je vous ai rappelé l’histoire de Mohammed. Le premier à venir s’abriter dans vos murs. Mohammed, qui bâtit cette cheminée qui vous a réchauffées tant d’hivers. Mohammed qui faisait le jardin des autres et qui jamais ne prenait rien pour lui, sauf quand on lui disait : « Tiens, Momo, emporte ces pommes de terre, ça te changera du gros pain. » Mohammed qu’on appelait Momo et qui le dimanche allait faire la partie comme les autres au Commerce. Même s’il ne croyait pas au dimanche. Momo qui ne buvait que de l’eau, et qu’on moquait pour ça – gentiment, c’est vrai, même si à la longue il trouvait ça pénible –, et qui criait : « Patron, mon verre d’eau, et je paie comme tout le monde ! » Son accent de l’Arizona pas tout à fait au point, il était comme un frère parmi les Italiens, un frère à peine exotique. Vous vous rappelez Mohammed ?
– Non », répondirent les pierres.
J’étais un enfant inquiet. Le gros vent se levait à peine que je voyais s’envoler des toitures.
« Et Ali, dit le grenadier. Vous vous souvenez bien d’Ali ? »
Et comme il était un petit peu trop ému en prononçant ces mots, les pierres se défendirent plutôt que de répondre. Et leur « Non ! » monta comme un autre mur.
« Pourtant, il est sans doute celui qui vous a le plus aimées. Ali, le maçon, qui pour vous éviter de fendre sous le froid, aussi impitoyable qu’il est imprévisible chez nous, vous protégea d’un lourd crépi.
– Dis plutôt qu’il a fait ça pour avoir plus chaud ! », ricana une brique. Incongrue, émiettée des arêtes, elle ne servait qu’à boucher un trou et le savait. Pauvre tache rouge passé que les pierres écrasaient de leur mépris, elle avait cru, en crachant sa méchanceté, se rendre populaire. Les pierres ignorèrent sa pauvre saillie. Quant au grenadier, il s’interrompit à peine :
« Ali qui ne croyait pas au dimanche non plus, il lui en fallut trois, pourtant, des dimanches, pour vous parer d’une belle robe de plâtre cousue de ciment – et les grains en étaient si fins qu’ils roulaient sous la caresse de la main, comme des perles. Et une fois qu’il eut fini, il continua d’attendre le dimanche. Ce jour-là, il montait tout en haut de ce ravin, en face, qui borne l’une des berges de la rivière qui coula ici. De là-haut, il vous regardait. Mais était-ce bien vous qu’il voyait, ou bien cette autre maison blanche, très loin, en Algérie, qu’il avait décidé d’oublier ? Vraiment, vous ne vous rappelez pas le maçon Ali ?
– Non », répondirent les pierres. Et pour justifier ce trou dans leur mémoire, elles ajoutèrent : « C’est si loin. »
J’étais un enfant inquiet. A quatre heures, je mangeais une demi-couronne de pain avec du chocolat et, pour faire descendre, je buvais le petit lait d’une légende de Bretagne.
Ali n’était plus là depuis quelques mois quand le crépi craqua.
« C’était votre punition, vous ne pensez pas ? dit le grenadier. La pluie se couchait presque pour vous battre plus fort. J’ai entendu gémir mes vieilles branches sous les coups d’un vent comme fou qui me jeta, en s’excusant à peine : « Nous savons que tu n’as rien à voir avec elles, que c’est la faute à pas de chance si tu as poussé là. » Et quand il disait elles, qu’il vomissait plutôt, c’est de vous qu’il parlait. »
Les pierres n’entendirent toujours pas la leçon. Mais le grenadier ne renonça pas, enfin pas tout de suite. Un grenadier, ça ne pose pas ses fruits avant d’avoir tiré toutes ses cartouches.
« Et les derniers qui sont venus, insista-t-il. Moktar, Farid, Ahmed – l’oud, le tambour et la chansonnette, comme on les appelait dans les campagnes –, ceux-là, au moins, dites-moi que vous ne les avez pas oubliés !
– Et pourtant, si, dirent les pierres. Et elles semblaient de plus en plus froides.
– Allons, allons, poursuivit le grenadier qui, au contraire, s’échauffait. Vous n’avez pas pu effacer ces repas d’amitié qui se faisaient l’été. Les Lucchese et les Galtieri, les Martellotti même parfois, qui venaient, toutes familles dehors, les petits devant, les grands derrière, les chiens tourbillonnant et, au milieu, un plat fumant. Qui portait la polenta, et qui la pastacciutta. Pour aller avec le couscous qui finissait de bouillir sous l’œil de Farid, cuisinier empirique, expérimentateur sans entraves qui, un soir qu’on manquait de semoule, a osé le couscous-polenta. Les convives avaient grimacé devant l’audace mais, après en avoir repris deux fois, tous, ils ont juré de recommencer, certains avançant même des idées d’amélioration. Mais la tradition n’a pas eu le temps de naître. »
Et la voix de l’arbre se fêla si douloureusement sur ce dernier mot, que les pierres en sortirent de leur indifférence.
« Pourquoi ? demandèrent-elles.
– S’il venait par ici un passant qui s’arrête et pose contre vous son oreille, pour écouter comme les Indiens écoutaient la terre, il entendrait d’abord une douce musique dont vous résonnerez toujours, un écho de la flûte du petit Andrea et de l’oud de Moktar. L’air qu’ils jouaient toujours pour inviter la compagnie à se séparer, ils le jouèrent un soir pour la dernière fois sans savoir que c’était la dernière.
J’étais un enfant inquiet. Ghislaine, Georges et moi, nos culs en rang par terre, engourdis par la douce fraîcheur qui montait des tomettes, nous écoutions comme trois ronds de flan des histoires d’enfants volés, d’enfants perdus, d’enfants qu’on abandonne.
La nuit tombait. Le rouge sombre de ses fruits se confondait avec la noirceur des pierres, le grenadier parvenait au terme de son histoire. Et les pierres attendaient qu’il parle maintenant.
« Dis-nous, pourquoi sont-ils partis ? Nous voulons savoir.
– A cause de la guerre. La guerre d’Algérie. Eux, les pauvres, ils n’y pouvaient rien. La guerre, ils l’avaient connue. Moktar, Farid et Ahmed, les inséparables, ils avaient fait le débarquement de Provence en 1944, et libéré le village. Mais ces choses-là, même ces choses-là, ça peut s’oublier du jour même. Et le lendemain, on ne disait plus que « les Arabes ». Et l’on montrait Grimaud du doigt : « Grimaud, dans son cabanon, il abrite des Arabes, des salauds qui nous tueront bien ! » Ahmed, Farid et Moktar, on ne les voyait plus. Ils partaient avant le soleil et rentraient avec les étoiles. Eux qui gagnaient leur vie vivaient comme des voleurs. Et les gens disaient de plus belle : « Sûr qu’ils préparent un mauvais coup. Ces animaux-là, c’est sournois, ça ne connaît pas la franchise ! » Alors, pour qu’ils arrêtent de dire, Grimaud, un après-midi, pendant que ses locataires taillaient une vigne éloignée, vint avec une masse et creva le toit qui vous recouvrait, et il s’acharna jusqu’au dernier éclat de la dernière poutre.
J’étais un enfant inquiet. La nuit, il m’arrivait d’entendre la tempête, les appels des marins, le cri fou d’une femme tordue près d’un calvaire. Je me levais, le cœur battu, pour aller écouter mes parents dormir.
« Je me souviens, dit une pierre.
– Je me souviens aussi », dit une autre.
Et puis une autre, et puis une autre encore. Et puis toutes enfin et, ensemble, dirent ces mots que le grenadier désespérait d’entendre :
« Nous n’oublierons plus maintenant. »
Depuis, quand il vient un passant sur ce chemin, au moment où il longe quatre ruines de murs flanquées d’un maigre grenadier, il arrive qu’il s’arrête, surpris par la chaleur inattendue, furtive, douce comme une vie, qui règne à cet endroit où les pierres ont un cœur.
* La Crau (Arizona), Editions Deleatur, 2002.
Une carte postale de mon Teppaz
Mon père disait : « Arrête avec ce disque, on va finir par voir à travers ! » Il n’avait pas tout à fait tort : j’ai fini par le rayer le 33-tours Hugues Aufray – Olympia 64. C’est vers la fin de la deuxième face que le saphir bégaie. J’ai dû déraper une fois de trop en revenant sur le passage dont je ne me lassais pas (à onze ans, on est parfois un peu obsessionnel) : la présentation de l’équipage du Santiano. Sur des accords au galop, le chanteur, qui sentait l’écurie après un parcours sans faute (Je reviens, Tout le long du chemin, N’y pense plus, tout est bien, Le Cœur gros, Dès que le printemps revient, et j’en passe du même niveau) se lâchait. Il poussait des « Hey ! », « Arrrgh ! », « Hiuiui » et « Di-di-du-di… Ya ! Ya ! » avant de nommer tour à tour : « Tout à fait à votre gauche, Freddy Street ! À la contrebasse, Francis Dunglas ! Au banjo, Tatcho Fantini ! Michel Langouet ! Et enfin, Claude Mevel ! » Michel Langouet et Claude Mevel s’appelaient comme mes copains d’école. Francis Dunglas et Freddy Street sonnaient déjà plus sérieux avec leurs noms de troisièmes rôles dans Oliver Twist ou David Copperfield. Mais le plus fort, c’était quand même Tatcho Fantini. Ce soir-là, à l’Olympia, Hugues Aufray a fait claquer le « djo », le « Tat », le « tcho » si fort et net que cinquante ans plus tard, je peux réciter dans l’ordre : « Au banjo, Tatcho Fantini ! » Et il semble que je ne sois pas le seul. Le gars Fantini occupe quatre pages du forum du site officiel d’Hugues Aufray. Un certain Grand Gil s’interroge : « […] Y a-t-il quelqu’un qui a des nouvelles récentes de Tatcho (Roger) Fantini ? Mes recherches sur Google ne donnent pas grand-chose. Pouvez-vous m’aider ? J’espère qu’il est encore en vie. »Annick 33 le rassure aussitôt : « L’année dernière [2007], il était à l’Olympia et se portait très bien […]. » Hélas pour moi, on apprend au passage le vrai prénom du musicien : Roger ! comme deux-trois de mes copains de ce temps. Pas sûr qu’avec ce prénom-là, il eût aussi durablement marqué ma mémoire. Il a bien fait d’en tchandjer.
La fameuse version de Santiano… (Hughes Aufray, Olympia 64, Barclay)
Il y aurait un longue étude à faire sur l’usage de ces chansons. Tu imagines durant ces années les scouts et les colonies de vacances, les camps et les chantiers de jeunes, les patronages et les récrés, les jeudis après-midi et les dimanches, la jeunesse catholique et la jeunesse communiste, les auberges de jeunesse et les retraites d’étudiants chrétiens, les feux de camp et les jeux de piste sans la moindre de ces chansons ?
Et il y aurait aussi une autre étude à faire sur la condescendance et le mépris bourgeois pour ce plaisir populaire de chanter ensemble, de rire ensemble, de jouer ensemble, de vivre ensemble, de partir ensemble à la campagne, à la mer ou à la montagne ? Ce mépris qui a si bien contribué à faire taire tous ces chanteurs sans prétention, à stériliser les initiatives, à crucifier toutes ces distractions qui manquaient de prestige et n’étaient pas assez cultivées.
Elles me manquent ces cartes postales du Teppaz.