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Poncifs

Notre ami Nicolas Trotignon, qui aime à faire bifurquer les chansons dans son jardin*, consacre ses derniers articles à la question des poncifs dans la chanson. Il postule même que la chanson est l’art du poncif ! « Or, on le sait bien, la chanson est un art du poncif. On l’a vu dans la première série : dans les paroles, amour rime avec toujours. Et si possible, les yeux sont bleus, les filles belles comme le jour, etc, etc. La mélodie quant à elle se doit d’être assez banale pour être retenue, chantée par tous, voire même pour se faire oublier. »  
Évidemment, une telle assertion semblera a priori discutable pour n’importe quel amateur de chanson française dite de qualité (CFQ).
On comprendra mieux ce point de vue, à notre sens erroné, en le rapportant à une assertion glanée quelques lignes plus haut dans ce même article consacré aux poncifs. Les poncifs n’existeraient pas ou du moins seraient fuis comme la peste par l’écrivain, le musicien savant, et tous ceux qui pratiquent les arts « majeurs ». «… la méfiance du grand art à l’encontre de la banalité. Le grand écrivain fuit la phrase toute faite, l’idée reçue, la rime facile. Le grand compositeur exècre la ritournelle. Bref, le poncif : voilà la signature certaine de l’art mineur. »
Considérer que la littérature ou la musique dite savante échappent aux poncifs, alors que la chanson n’est que poncifs, voilà un postulat de départ singulier…
Il suffit en effet d’ouvrir bien des ouvrages de littérature contemporaine pour se sentir accablé par la banalité du style, l’usage affligeant de clichés. Quant à la musique savante dite contemporaine, n’est-elle pas également bourrée de « poncifs » ? Chaque forme d’expression a les siens propres.
Les grands écrivains et les grands musiciens originaux qui réussissent à leur échapper sont rares. Leurs œuvres créent les nouveaux clichés et les poncifs du futur ! Il ne suffit pas de pratiquer les arts dits « majeurs » pour être soi-même le créateur d’une œuvre majeure. Ce sont des domaines où l’on peut même croiser des gens assez peu doués, voire pas bons du tout. Tout comme dans la chanson d’ailleurs. Si l’habit ne fait pas le moine, le « Grand Art » ne fait pas le grand artiste non plus.
Serge Gainsbourg, génial plagiaire et habile recycleur devant l’Éternel, a affligé ce pauvre art de la chanson du qualificatif de « mineur » (pour les mineurs, avait-il précisé), au prétexte qu’il avait rêvé d’être peintre, puis cinéaste, ou je ne sais quoi de socialement plus valorisé et plus légitime que faiseur de chansons de variétés. Il n’avait finalement trouvé sa fortune que dans le troussage de couplets et refrains, et la création d’un personnage grotesque d’artiste maudit roulant sur l’or. Depuis, on se pose régulièrement la question de savoir si la chanson est ou n’est pas un art mineur. C’est faire, à mon avis, beaucoup d’honneur à ce doué petit margoulin, auteur de quelques chansons très réussies, car la question n’a pas lieu d’être. La seule distinction sur laquelle il convient de s’appuyer pour réfléchir à ce genre de chose est celle qui sépare les cultures dites savante et populaire, et la manière dont elles sont perçues. Des gens très bien travaillent ce sujet sur le plan sociologique, historique, ou même philosophique.** On découvre dans leurs travaux tout l’arbitraire de la frontière qui sépare ces deux mondes, savant et populaire. Et finalement, on pourrait très bien écrire ici que le modeste artisan Brassens est un bien plus grand artiste et créateur que n’importe quel Alain Bosquet de l’Académie. Et que son œuvre chantée peut très bien figurer sans faire sourire à côté de la « Recherche » de Marcel Proust ou des ouvrages de Louis-Ferdinand Céline. Certaines chansons de Trenet, Brel ou Ferré ont autant d’importance que les livres de Sartre, Beauvoir, Camus et consorts. Bien sûr, une telle affirmation risque d’être perçue comme une provocation, alors qu’il s’agit d’une conviction. Celle qui dit qu’on peut très bien interroger les injonctions sociales qui « vont de soi » et s’amuser à mélanger les torchons et les serviettes.
Quant aux poncifs musicaux que fuiraient les « grands compositeurs », n’oublions pas qu’ils se sont souvent inspirés d’airs populaires qu’ils ont triturés de manière savante, mais dont le charme premier reste bien de nature populaire. Certains d’entre eux, géniaux, ont créé des airs devenus ensuite populaires à leur tour. Des airs généralement très simples. Car, tout savant que puisse être un artiste/artisan, il donne le meilleur de lui-même quand il retourne au plus simple. Ainsi Maurice Ravel, grand compositeur savant, admit un jour que ce qu’il avait produit de meilleur était pour lui Ma mère l’oye, une œuvre pour piano à quatre mains composée pour deux enfants. Il avait dû pour des raisons techniques évidentes (la taille des mains enfantines) simplifier sa manière, il atteignit ainsi l’essentiel de sa musique.
Simplifier est très difficile, même quand il s’agit de l’écriture d’un petit article pour « Crapauds et Rossignols », celui-ci est d’ailleurs bien trop long et mal fichu, je m’arrête donc là.

Pierre Delorme

* Le jardin aux chansons qui bifurquent, un blog animé par Nicolas Trotignon. https://jardinauxchansons.blog/

** Le savant et le populaire, Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Seuil/Gallimard, 1989

Art mineur, Paroles Claude Nougaro, musique Jean-Claude Vannier

1 commentaire »

  1. Un partageux dit :

    Si ma mémoire ne me joue pas de tours : un art pour « les mineurEs » avait dit le zartiste faussement maudit vraiment plein de fric.

    Quand on me parle des « arts mineurs » je tends à mettre la focale sur les arts majeurs.

    La pléiade est LA collection de prestige du grand art littéraire. Ce qui ne l’a pas empêchée de publier des traductions torchées à la truelle comme les contes d’Andersen et les sagas islandaises. Ce qui ne l’a pas empêchée non plus de publier une traduction goretée comme Le vieil homme et la mer d’Hemingway. Ce qui ne l’a pas empêchée non plus de menacer des foudres de la justice un François Bon qui a dû retirer du commerce sa propre (et magnifique) traduction du Vieil homme et la mer.

    Pour traîner les autres dans la merde encore faut-il avoir le cul propre…

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