Brassens, chez lui en 1976, répondait à un journaliste qui présentait ainsi son reportage : « Georges Brassens, cinquante-cinq ans vendredi prochain, vingt-cinq ans de métier, de succès, avec pratiquement toujours les mêmes thèmes. »
Réponse de Georges Brassens : « Vous savez qu’il n’y a pas trente-six mille thèmes, enfin, y en a pas beaucoup… il n’y a que quelques thèmes. En réalité chacun les traite selon sa nature, selon son caractère et selon la période de sa vie… En réalité presque tous les hommes n’ont pas à leur disposition beaucoup de choses à dire… ils parlent de l’amour, ils parlent de la fuite du temps, ils parlent de Dieu, ils parlent de la difficulté d’être, enfin, mais à part ça, tout le reste c’est de la littérature qu’on fait autour. Si vous voulez je suis complètement fini, j’ai plus grand-chose maintenant à inventer, tout ce que je sors je l’ai déjà plus ou moins trouvé… sous une forme encore un peu balbutiante mais le principal est déjà fait… il ne reste plus qu’à l’écrire. »
Je ne peux pas m’empêcher de rapprocher ces phrases de la déception qui fut la mienne à l’écoute du dernier disque de Brassens* au moment de sa parution. Déception due à l’impression que le chanteur ressassait les mêmes choses et n’évoluait pas. Aujourd’hui, bien sûr, ce disque est regardé comme un élément d’une discographie très cohérente dans le style et l’inspiration, on peut même se plaire à la croire « intemporelle ». Mais à l’époque, j’étais déçu de m’apercevoir que Brassens ne proposait rien de neuf par rapport à son travail antérieur et surtout que les chansons étaient peu en phase avec le ton de l’époque. Je n’avais pas compris que quelqu’un d’aussi important que Brassens pouvait être « complètement fini », c’est-à-dire pouvait avoir épuisé les sources de son inspiration, comme il le dit lui-même dans cet interview.
Guy Béart pensait que les chanteurs donnent le meilleur d’eux-mêmes autour de la trentaine. Jacques Brel, dont l’œuvre fut en évolution constante, abandonna le navire après seulement quinze ans de carrière, à tente-huit ans ! Léo Ferré s’est renouvelé plus que ses collègues et a réussi une deuxième carrière en touchant une nouvelle génération à la fin des années soixante. Mais nous parlons ici « d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », une époque où on laissait quand même aux artistes le temps de mûrir.
Dans la génération suivante, certains firent encore de belles et longues carrières. Comme Renaud, Souchon, Cabrel, par exemple. Mais n’avons-nous pas le sentiment qu’ils sont « finis » depuis belle lurette et qu’ils ressassent (voire recyclent !) toujours la même chose ?
Aujourd’hui, les artistes de la chanson sont cueillis encore plus verts par le « métier » qui bien souvent ne leur laissera pas le loisir de mûrir et d’améliorer leur production. Ils diront peut-être plus tard que, d’une certaine manière, ils ont été « complètement finis » avant d’avoir vraiment commencé. Ils n’auront pas le loisir de ressasser. Peu importe d’ailleurs, d’autres, qui leur ressembleront comme deux gouttes d’eau, ressasseront à leur place.
Pierre Delorme
* 33-tours, Philips, Nouvelles chansons (Trompe la mort), 1976 (réédité en CD en 2001, Don Juan )