Au jeu des commentaires biscornus et aléatoires dont Facebook a le secret, la question de l’art et de la liberté est venue un jour sur le tapis. J’ai saisi la balle au bond et Gilbert Laffaille a eu l’amabilité de bien vouloir jouer avec moi ! Échange bien sûr anodin, teinté d’ humour, mais qui pourtant, à mon avis, évoque des questions sérieuses, pour peu qu’on s’intéresse à l’expression artistique et, en particulier, à la chanson.
Ma pomme : Un grand nombre d’œuvres d’art furent créées grâce à la contrainte, donc une restriction de la liberté. Cette restriction peut être un moteur puissant. Une liberté totale dans ce domaine ne peut-elle pas devenir un obstacle ? (Vous avez quatre heures et je ramasse les copies.)
Gilbert Laffaille : Je terminerai ma dissertation par cette citation d’André Malraux (qui s’y connaissait en rapines, le bougre): « L’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté. »
Ma pomme : Belle phrase. Question suivante : depuis l’invention de « l’art pour l’art » à la fin du XIXe siècle, les contraintes sociales et commerciales (notamment celles de la commande) ont-elles été remplacées par les contraintes que l’artiste s’impose à lui-même ? Si oui, jouent-elles le même rôle ? (Toujours quatre heures et je ramasse les copies.)
Gilbert Laffaille : Excellente question que celle des contraintes commerciales. D’un côté le formatage « imposé » ou délibérément choisi. De l’autre la voie du juste milieu, inspirée par d’autres considérations d’ordre esthétique (« le nombre d’or »), spirituel, ou « éthique ». Par exemple dans le domaine de la chanson, il me semble intenable de s’exprimer de façon hermétique tout en déplorant de n’être pas populaire. Pour moi l’artiste, le poète, le musicien, doit être en harmonie avec ce qu’il est et ne chercher ni à plaire ni à déplaire (la provoc’ à deux balles omniprésente à notre époque). C’est un exercice difficile et je m’y suis souvent cassé les dents.
Ma pomme : Les artistes du quattrocento (qui d’ailleurs étaient considérés comme des artisans plus ou moins renommés) jouaient avec les codes de leur époque et les spécificités de chaque commande, bref, les contraintes d’un marché. Ils ont fait des chefs-d’œuvre quand même. Je me demande si, dans le domaine de la chanson, tenir compte des contraintes du marché ne peut pas permettre de faire des chefs-d’œuvre de chansons « quand même ». Ce qui, bien sûr, conduit à une autre question : peut-on parler de chef-d’œuvre dans le domaine de la chanson?
Gilbert Laffaille : Oui, je crois que l’on peut parvenir à une sorte de perfection dans le cadre d’une contrainte, qu’elle soit formelle ou commerciale. C’est un peu comme trouver la solution à une question mathématique donnée. La chanson est un domaine comme un autre, on peut donc, selon moi, y trouver des chefs-d’œuvre.
Pierre Delorme
Un auteur qui se donne pour contrainte de placer un même mot aussi souvent que possible dans sa chanson, c’est assez courant. Oui, mais ce n’est pas toujours facile à concilier avec une autre contrainte qui est de ne pas lasser son auditeur, la simple répétition étant une source d’ennui profond.
« […]je crois que l’on peut parvenir à une sorte de perfection dans le cadre d’une contrainte […] formelle […] » En lisant Gilbert Laffaille m’est venu un exemple à l’esprit : https://yetiblog.org/1971/
Et en réfléchissant un instant de plus m’est venu un autre exemple où la répétition n’est pas dans les mots mais dans la scansion : http://partageux.blogspot.fr/2015/04/homme-en-boubou-femme-en-sari.html
« Chef-d’œuvre », « belle ouvrage » ou « perfection », souvent on est bien prudent pour parler de chanson, intimidé que nous sommes par les arts « majeurs ». On retrouve cela pour toutes les productions populaires. Les « beaux meubles d’apparat » proviennent forcément de châteaux. Tandis que les merveilles chantournées avec quelques ciseaux et rabots ne sont que des « meubles paysans ».
Ce Partageux-là est très courtois, plein d’attentions délicates ! Ce commentaire est parfait ! 🙂
En vous lisant me revient ce souci des maîtres potiers japonais de toujours laisser un grain de sable sur un bol ou une assiette afin que l’ouvrage ne soit pas parfait… la perfection n’étant selon eux pas accessible à l’être humain. J’ai pour ma part souvent laissé des grains de sable (mais pas toujours volontairement !). Être perfectionniste, oui, dans le sens de repousser ses propres limites et dans celui de tendre vers quelque chose de mieux, comme un athlète en s’entraînant arrive à se surpasser. Mais se donner des défis impossibles par orgueil, ou empoisonner son entourage parce que l’on se considère comme un grand artiste, ou maudire la société qui ne sait pas reconnaître les génies, non, cent fois non. Je préfère m’efforcer d’être un bon artisan. Ça me va. Et je trouve que ça va bien avec la chanson, art populaire et modeste.
Entre la recherche de la perfection (qui n’est pas de ce monde, disait toujours mon vieux père) et la nécessité d’abandonner son ouvrage à un moment donné, il faut trouver jusqu’où ne pas aller trop loin, dans un sens comme dans l’autre.
Je dirais même plus, mon cher Dupont : il y a par exemple des chansons que j’ai reprises cent fois, et qu’on pourrait reprendre mille fois, et qui ne seront jamais bonnes. Parce que l’angle est mauvais. En revanche des chansons, même maladroites, même avec des fautes et des tas d’imperfections, peuvent être justes et toucher le coeur du public.
Paul Gauguin dans ses notes « Oviri, écrits d’un sauvage » explique qu’en essayant de « refaire » avec adresse un dessin maladroit, il lui ôtait souvent tout son charme. Tout comme Eugène Delacroix qui malgré bien des efforts dut se résoudre à peindre un œil de face sur un personnage apparaissant pourtant de profil, sinon, le tableau ne fonctionnait plus ! Ces choses de l’art sont bien mystérieuses et si elles ne l’étaient pas, peut-être qu’elle nous intéresseraient beaucoup moins !