Les chansons de consommation, purs produits de l’industrie du divertissement, se consomment (de préférence chez les ados et les pré-ados) au présent, l’une chasse l’autre facilement entre ces oreilles juvéniles. La chanson de ce type n’a ni passé ni avenir, elle vit et meurt au présent.
Plus étonnant est de constater que le phénomène est un peu le même dans le petit monde de la chanson française de qualité, celle qui est « bannie » des médias.
En effet, si le rythme de consommation est moins effréné et la vie des chansons moins éphémère que chez les ados, la chanson de qualité se consomme surtout au présent, semble-t-il. Ceux qui se sont donné pour mission d’illustrer et défendre ce type de chanson par leurs écrits divers, qu’ils soient professionnels ou, le plus souvent, amateurs passionnés, en fournissent une sorte de preuve. S’ils « militent » pour la préservation du patrimoine, et s’indignent du fait que les jeunes générations ignorent qui étaient Jean Ferrat et Barbara, ils ne font que très rarement, voire jamais, référence au passé. Du moins dans leurs écrits.
Les gens (sérieux) qui écrivent ou discutent sur le cinéma actuel appuient généralement leurs réflexions et leurs argumentations sur un corpus culturel commun aux cinéphiles de tout poil. On y retrouve évoqués en arrière-plan aussi bien Howard Hawks que John Ford, Max Ophuls que Jean Renoir, Ingmar Bergman ou Jean-Luc Godard, bref, nombre d’auteurs qui ont marqué l’histoire du cinéma. Évocations qui permettent d’éclairer et comprendre la production actuelle ou du moins le regard qu’on peut porter sur elle.
Dans le domaine de la chanson de qualité, chez les « chansonophiles » donc, on entend finalement assez rarement parler de Jacques Brel ou de Félix Leclerc, de Claude Nougaro ou de Charles Trenet.* Je n’ose remonter plus loin et évoquer Mireille et Jean Nohain, voire Aristide Bruant ou Yvette Guilbert, ou même le folklore. Le corpus commun est absent des réflexions. Parler ou écrire la chanson dans ce monde-là, c’est simplement raconter ce qu’on a vu et entendu sur une scène de festival ou dans un « chant’appart ». Les « nouveaux » artistes, comme les plus anciens, semblent tombés du ciel avec leur « génie » créatif, sans mémoire, ou bien une mémoire limitée à une seule génération en arrière.
On dirait que cette chanson dite de qualité, bien que différente de celle dite « industrielle », a finalement la même caractéristique : celle de n’avoir qu’un présent, un très minuscule passé et à peine un avenir.
Pierre Delorme
*Il arrive parfois, c’est vrai, qu’un rédacteur nous dise que tel ou tel artiste lui fait penser à Barbara, à Brel ou à tout autre grand nom de la chanson, mais sans jamais développer, sans qu’on sache ce qu’il y a de commun ou d’approchant. Généralement ce rapprochement se limite à des intonations de voix ou au comportement sur scène.
Salut
Il me semble en effet que la chanson se consomme au présent quand on est dans la découverte, quand j’étais jeune, (ça m’est arrivé), j’écoutais à la radio tout ce qui passait, et surtout ce qui était dans l’air du temps présent… On me parlait aussi de Joséphine Baker, et de Caruso, mais c’était un folklore lié à mes parents ou grands parents. C’est pas pour ça que je les balançais aux orties.
Comme il n’y a pratiquement plus de presse chanson genre Chorus,il reste les pages éphémères de la presse web. Avec la nécessaire limitation aux articles-chroniques courts, dans lesquels il faut faire un choix.
Le rapport « aux anciens » à changé, une majorité de « jeunes » ont une mémoire de poisson rouge, ils découvrent un nouveau monde chaque matin, en oubliant aussitôt le précédent.
Une des options est de tenter de relayer ce qui se passe sur la scène dans le spectacle vivant. Et d’essayer de donner envie avec ce qui se passe ici et maintenant. Ensuite, on peut essayer les analyses, voir les références, mais si je veux faire découvrir Bossone à des jeunes de 20 ans qui sont nés avec le Rap, à quoi bon citer Brel ? Quand ils auront vu Bossone en scène, peut-être qu’ils seront prêts à découvrir Brel? Quand ils auront vu Agnès Bihl, ou Carmen Maria Vega, peut-être qu’ils pourront découvrir Anne Sylvestre ou Pauline Julien… Là, ils peuvent être réceptifs à ce qui existait avant, et qui a nourri les inspirations des artistes de leur temps. Mais c’est pas gagné… Si un jour j’ai une « tribune » à la Sorbonne, peut-être que les étudiants seront réceptifs à des analyses fouillées et documentées, mais dans un premier temps, pour faire le lien entre le présent et le passé récent, c’est Mokaïesh et son album « Naufragés » que je leur donnerais à entendre..
« Nouveau ». Titre de la chanson où voici belle lurette Alain Souchon se moquait du culte du… nouveau. Même la chanson, nouvelle bien sûr et française of course, s’y trouvait égratignée.
« […] Dans le sac de la belle dame
Y a un nouveau carnet de bal
C’est une bombe lacrymogène
Elle croit qu’elle a tout inventé
Pauvre Gainsbourg, pauvre Charles Trénet
La nouvelle chanson française
Nouveau monde, radieux, transformé
Tout luxe, calme et nouveauté
Voilà que dans les nouvelles mémoires
Y a que des poux et des racontars […] »